mercredi 26 novembre 2008

16 mars 1933 : Cafard et incertitudes

"Merci, chère maman, pour votre longue lettre et tous les détails que vous me donnez sur les petits. Je vous remercie toutes trois de tout mon coeur pour tous les soins dont vous les entourez sans cesse.
J'espère que le rhume de Jean est fini, et qu'ils ont bonne mine tous les deux. Si le petit mange aussi bien, et de la farine jaune, il va devenir superbe. Suzie aime-t-elle aussi la farine jaune ? Si elle pouvait en prendre le matin, j'en serais contente.
Avez-vous beau temps toujours ? Ici, depuis presque deux semaines, c'est le printemps. Il a seulement plu un peu hier tantôt, et ma promenade n'a pu avoir lieu. Heureusement que Mme Toledano, la maîtresse de maison, est bien gentille et très gaie. Aussi, nous passons de bons moments ensemble à faire du tricot, avec une jeune fille pensionnaire.
Je viens de terminer mon pull-over, et je vais en refaire un qui est trop large. Ensuite j'en commencerai un pour Odette qui est vraiment aux petits soins pour mon homme. C'en est touchant. Elle va même jusqu'à lui repriser ses chaussettes, malgré nos objections...
Les Gab sont venus nous voir dimanche. On a fait un tour ensemble jusqu'à Tourettes, village situé entre Vence et Grasse. Mais le vent était frais, aussi le pauvre Gab a ramené un torticolis à Nice.
Quant à moi, ça va toujours. Je reste davantage dehors, je peux même tricoter sur un pliant à l'ombre. Les journées sont un peu moins mornes comme cela, mais le cafard voyage quand même, et il y a des moments bien pénibles. Mes petits me manquent bien, et je me demande quand je pourrai les revoir. J'espère au mois d'août, si je continue à aller bien. Et je voudrais bien pouvoir reprendre Suzie à l'automne, parce que c'est elle qui me donnera le moins de peine, et c'est peut-être elle la plus délicate des deux. Que pensez-vous de lui faire enlever ces végétations avant les vacances ? Ce sera dans doute une grosse dépense, mais c'est nécessaire, et puis j'ai reçu hier un billet de 500 F, remis à Maman par Mme Petit, une amie de Grand-mère, des gens riches et très bons. J'ai pensé que je pourrais le destiner à ces soins, pour la santé de ma petite.
Henri m'a téléphoné hier à 2 heures ; il viendra ce soir, entre 7 et 8 h, après être allé à Sclos de Contes, un pays à 20 km de Nice, à 450 m d'altitude. Il paraît que l'air y est très bon. Mais ce n'est pas sur la ligne du chemin de fer, et je ne vois pas ça très bien, car ces voyages en car sont bien fatigants. Henri est allé à Sospel lundi après-midi. Il n'a pas vu grand'chose comme appartements. Il n'y en a qu'un qui pourrait convenir, près de la gare, dans un quartier très sain, au dire du docteur de Sospel, qu'Henri a eu le temps de voir. Il paraît qu'il y a en ce moment de 4 à 5 000 ouvriers logées à Sospel, et occupés aux travaux de fortifications. Cet appartement en question est meublé, 3 pièces et cuisine, 200 F par mois. La personne qui l'occupe nous le sous-louerait si elle se décide à partir, dans quelques semaines.
Que c'est donc difficile d'arranger tout cela. Et pourtant, il faut trouver une autre solution avant le 1er mai. Car Henri ne voudrait pas abuser trop longtemps de la bonne hospitalité des Dumas, et nous préférons aussi nous retrouver tous les jours, et être chez nous. On prendrait une femme de ménage 2 heures par jour, et j'aurais bien peu de choses à faire. Mais ces trajets pour Henri seraient bien fatigants aussi. Seulement, ce serait en attendant d'avoir trouvé un emploi dans un pays convenable.
Ma tante Henriette m'écrit pour m'offrir de faire une démarche à Villard-de-Lans, où elle vient de faire un séjour. Il paraît qu'il y a pas mal de garages là-bas, et des usines dans la région. C'est à 2 h 1/2 de Grenoble, par train électrique, et à 1 000 m au moins, l'air y est excellent.
Tante Henriette me donne des conseils pour les enfants. Je vous enverrai sa lettre, quand Henri me l'aura rapportée. Je fais suivre vos lettres à Henri, quand elles arrivent avant le vendredi.
Vous allez être bien contentes d'avoir les François pendant quelques jours. Et si vous faites des photos, je serai heureuse d'en avoir. Merci d'avance. Vous aller trouver Micky bien changée et bien intéressante. Et je voudrais tant la voir aussi ! Hélas, j'ai de mauvais boulets aux pieds...
Maman m'écrit que Papa est toujours bien enrhumé, et qu'il n'ose pas se reposer, car le travail ne va pas à la banque, et on est inquiet, se demandant si ça va continuer à fermer. Espérons que la mère Hanau saura encore s'en tirer habilement.
Au revoir, chères marraines. Je vais faire mon tour. Je réclame encore des histoires amusantes concernant mes gosses. Embrassez-les tendrement pour moi.
Bons baisers pour vous trois, et aux François, de nous deux.
Jane, Henri
PS : Les enfants ne doivent pas être riches en chaussures, pantoufles, et chaussettes. Dites-nous bien ce que vous achetez, marquez-le.

vendredi 21 novembre 2008

23 février 1933 : Jane se sent moins seule

"Chères marraines,
Merci de me donner aussi souvent des nouvelles de mes petits. C'est toujours un bonheur pour moi que d'entendre parler d'eux, et surtout de connaître les progrès de Jean. Maman (1) me dit qu'elle l'a trouvé bien, et j'en suis bien contente. J'espère que Suzie ne tousse presque plus. Il faudrait un temps meilleur afin qu'elle puisse sortir. Même s'il fait un peu froid, une courte promenade tous les jours lui ferait du bien, si elle est bien habillée.
Maman vous écrira bientôt. Elle a fait un bon voyage. Je la trouve bien. Henri l'attendait au train, ils ont pu causer un bon moment en déjeunant, et elle est arrivée ici à 10 heures, saluée par la neige que nous étions tout surpris de voir tomber pour la 1ère fois de l'hiver. Heureusement, ce matin elle était fondue, et le soleil a tout séché. J'ai pu rouvrir ma fenêtre toute la journée, et nous avons fait deux petites promenades.
Je me sens bien, vous savez que j'ai pris 1 kg 300 en 12 jours ; si ça continue, je vais faire éclater mes robes. Comme autres détails concernant ma personne : je ne tousse pas, mange bien, ai 37,2. En somme, cas peu grave.
Sur les conseils de maman, je fais un peu plus de chaise-longue. C'est la barbe, mais résignons-nous. Maman tient à m'emmener chez le docteur Berthier, de Grasse, qui avait soigné Papa. Nous voulions y aller aujourd'hui, mais le docteur ne pouvait nous recevoir qu'à 4 h 1/2, et le dernier car ou train est à 4 h, pour rentrer. Nous avons donc pris rendez-vous pour mardi à 2 h 1/2.
Maman couche dans une chambre au-dessus de la mienne, ce n'est pas plus cher, et on dort mieux chacune dans son coin.
Elle me charge de vous remercier beaucoup pour votre accueil si affectueux, se demandant où a bien pu coucher Marthe. C'est vrai, au fait, comment avez-vous fait ?
J'attends mon homme, samedi à 3 heures. Il laissera tomber le déménagement (2) et y travaillera mardi tantôt à la place, ce qui lui évitera un voyage ici. Ces trajets en car sont fatigants, et le train met plus longtemps. Et, par comble de malheur, avant-hier, à 4 heures du matin, quatre cars qui faisaient le service de Nice, et des meilleurs, ont pris feu dans un garage situé tout près de la pension. Nous avons eu un spectacle impressionnant, et tout le pays était en émoi.
Et comment allez-vous, chères marraines ? Les enfants ne sont-ils pas très turbulents ? Poussent-ils des cris stridents ? Vous fatiguent-ils ? Je pense que oui, mais sans doute ne voulez-vous pas le dire.
Je suis bien contente d'avoir Maman, le temps passe plus vite, et on a beaucoup de choses à se dire.
Avez-vous de bonnes nouvelles des François ? J'espère que nous verrons André dimanche. Si nous pouvions souper tous les 4 ensemble, ce serait bien bon. Sinon, il faudra qu'Henri reparte à 5 h 1/2 ou 6 heures.
Au revoir, chères marraines. Je vous écrirai après la visite au docteur, à moins que Maman vous apporte elle-même les nouvelles puisqu'elle pense partir mercredi ou jeudi.
Nous vous embrassons bien affectueusement. Merci de bien soigner les enfants que j'embrasse de tout mon vieux coeur.
PS : Pourriez-vous m'envoyer un patron de pull-over à manches courtes pour Jean ? Je lui ferai avec un reste de laine beige et blanche."


(1) Anna est descendue en s'arrêtant à Lyon. Enfin, elle s'est décidée à laisser son mari et sa mère, et à braver les éléments pour venir s'occuper de sa fille. Il est vrai que désormais, Renée est dans les parages.

mercredi 19 novembre 2008

7 février 1933 : Jane prend son mal en patience

Pension "La joie de vivre"
Avenue des Poilus
Vence
"Chères marraines,
Me voilà logée comme une princesse, n'ayant plus qu'à me laisser vivre... Henri a bien fait les choses, trop bien ; et je vais faire tout ce que je pourrai afin de me remplumer le plus vite possible, tout en espérant que nous partions bientôt dans la montagne, tous les deux, faire une bonne cure. Souhaitons qu'Henri trouve un emploi pas trop fatigant, et que peu à peu ça s'arrangera.
Comme vous devez le penser, chères marraines, nous venons de vivre des jours bien douloureux, je vous demande pardon d'être la cause involontaire de cet accident. Évidemment, j'aurais dû me faire aider, et je m'en repends maintenant. Je croyais pouvoir résister, et d'ailleurs, depuis les vacances j'avais bien repris et me sentais moins lasse. Et puis, il y a eu ce déménagement, l'installation, les nettoyages, et ça a craqué. Ça aurait craqué peut-être un peu plus tard, et le mal eut été plus étendu. C'est sans doute ce bain qui a donné l'éveil, et le docteur dit que c'est une bonne chose, car le mal étant pris à temps, il prétend (est-ce un encouragement ?) que dans quelques mois, passés à la campagne ou à la montagne, je serai guérie. Je le crois aussi. Cette grippe a été malencontreuse et m'a un peu aplatie. Depuis, j'ai un peu mal au dos. Mais déjà, depuis ce matin, je ne le sens presque plus. J'espère que ça va disparaître. Je ne tousse pas, mais j'ai toujours une gêne dans le nez et la gorge. Le docteur m'a dit que c'était un peu de laryngite. J'ai négligé de lui en reparler, samedi, quand il m'a fait ma piqûre. Et cela m'ennuie d'aller voir un docteur au hasard ici, pour cela. J'ai entendu dire que dans ce cas, il est bon de se badigeonner le fond de la gorge avec de la teinture d'iode.... ?
Je me demande si je continuerai les sels d'or. J'ai eu un peu mal à l'estomac hier soir, et ce matin un petit dérangement. Le docteur m'avait prévenue qu'il pourrait très bien se faire que j'aie des malaises à la suite de la 1ère piqûre, et que dans ce cas il faudrait cesser le traitement. Et puis, il m'a dit, en me quittant : "Si vous mangez bien et que vous grossissez, il ne sera peut-être pas nécessaire de faire les piqûres". Je prends de l'hémostil, et après la 3ème boîte, j'en prendrai une autre d'ampoules d'hépatrol (chaque ampoule contient 125 g de foie de veau).
Ici, la nourriture est bonne et copieuse. Je n'ai pas encore beaucoup d'appétit, étant à peine remise de ma grippe.
J'espère que les promenades que je fais matin et soir vont me faire grand bien. Le reste du temps, je lis un peu et surtout je travaille pour mes petits. J'ai commencé une culotte en laine pour Jean. Ensuite, je lui ferai des chemises, puis des chemises de nuit pour Suzie ; et j'ai un pull-over à terminer pour Henri, puis du linge à me faire.
Henri m'a téléphoné hier soir à 6 heures, d'un café de St Roch, et je n'ai eu qu'à ouvrir la porte de ma chambre pour lui répondre. Ça m'a fait un grand plaisir. Il m'a dit que les enfants vont mieux, toussent moins, que Jean a bien voulu manger la soupe avec sa marraine et qu'il ne m'a pas trop réclamée. Le pauvre petit m'était si attaché, et j'ai eu bien mal en le quittant.
Il est si mignon avec son joli gazouillis. Quel dommage que j'en sois privée maintenant ! Bientôt vous les verrez. Et je vous suis très reconnaissante pour les soins que vous leur donnerez. Vous êtes notre providence, une fois de plus. J'espère qu'ils ne se taquineront pas trop et et ne vous tourmenteront pas trop. Jean est à un âge qui demande une telle surveillance !
Leur grippe les a un peu maigris, mais j'espère qu'avec les promenades ils reprendront vite leurs belles couleurs. Ils étaient beaux tous les deux, avant. Le docteur m'a même dit : "Vous les soignez trop bien, ces enfants"...
J'espère que Marthe ne s'en verra pas trop pour le voyage. Henri m'a dit qu'il les installerait en 2ème classe. Marthe a hâte de partir, car elle est un peu en souci avec eux. Naturellement il faut les surveiller, les séparer, faire le ménage. Et elle ne veut pas se faire aider. Nous voulions faire venir une femme pour le ménage, elle en était contrariée...
Et maintenant, chères marraines, avant de terminer, je veux vous dire une chose. Il ne faut pas que nos enfants soient un empêchement aux projets que vous pouvez former pour l'avenir de Marie-Louise ou de Marthe. J'ai un bon fonds de santé. Dans quelques mois, je serai en état de reprendre mes enfants, avec une femme de ménage pour ne rien faire de pénible, et en vivant au bon air.
Une autre chose : Sur ma demande, le docteur m'a dit : "Votre mari ne craint absolument rien, il n'est pas besoin de faire deux lits. Naturellement, sagesse dans les rapports, jamais d'autre enfant"... recommandation d'ailleurs inutile.
Ci-joint une vue de la pension. Ma chambre est au midi, elle contient 2 lits, un beau tapis, un bon radiateur, un fauteuil confortable ; à côté est un petit cabinet de toilette avec eau courante chaude et froide, une fenêtre au levant que j'ouvre le matin. Hier il a fait beau. Ce matin, le temps est couvert. S'il ne pleut pas, je ferai ma promenade, voulant surtout être à l'air.
De ma fenêtre de chambre, je vois l'hôtel de la Conque, où il y a 20 ans environ, Papa terminait sa cure.
Il y a ici seulement 4 pensionnaires, je sais que deux sont un peu malades. La maison a été toute réparée au mois d'octobre. On dirait même que personne n'a encore occupé ma chambre ; tout est propre et presque neuf.
Au revoir, chères marraines. Merci pour tout ce que vous ferez pour les enfants. Je sais qu'ils seront choyés, j'espère que vous aurez le courage d'être sévères, et je vous demande de les habituer, petit à petit, à être beaucoup à l'air. Je serai heureuse si vous m'écrivez souvent.
PS : Je serai bien aise de voir la lettre du docteur Laroyenne.
Baisers bien affectueux.
Jane"

dimanche 16 novembre 2008

29 janvier 1933 : Henri fait des plans

"Ma chère Maman,
Ta lettre nous a fait grand bien à tous par les encouragements que tu nous prodigues et l'assurance que tu nous donnes que nous ne serons pas abandonnés. De cela il serait sacrilège de douter, mais cela fait tout de même du bien de se l'entendre répéter.
Nous commençons à sortir de notre stupeur première et à envisager une nouvelle organisation de notre existence - pour laquelle tes conseils, ton expérience (et ceux de mes beaux-parents) seront évidemment accueillis avec toute l'attention qu'ils méritent.
Nous sommes aujourd'hui réunis avec André, passant cet après-midi de dimanche le moins tristement possible. Moi je t'écris, au milieu des conversations, des jeux de l'oncle André avec ses neveux. Il faut que vous n'attendiez pas trop longtemps de nos nouvelles surtout après la dernière consultation. (...)
Pour aller droit aux faits, voici la situation : Mardi, l'accident. Mercredi et jeudi Jane resta au lit. J'avais fait venir une infirmière-femme de ménage ce deux jours-là. Marthe n'a pas eu l'air, ou n'a pas voulu avoir l'air trop fatigué. Jeudi soir je suis allé récupérer Suzy, chez Odette, qui l'avait très bien soignée. André était chez les Dumas, nous sommes rentrés ensemble. Ces jours d'alitement, et depuis, Jane a eu comme température moyenne : le matin 37,3 ou 37,4 et le soir 37,1 ou 37,2. Il est bizarre que le soir soit plus faible que le matin mais c'est ainsi. Vendredi matin, nous sommes allés à la radio et j'ai porté en même temps des crachats à analyser, et samedi après-midi, munis des résultats, nous sommes allés chez le docteur Mazet (le médecin que j'avais appelé le premier jour). Ce docteur Mazet, né à Lyon (mais pas vraiment lyonnais, je crois) est médecin de la faculté de Paris et médecin adjoint des hôpitaux de Nice. Il ne doit pas avoir plus de 40 ans et est certainement ardent et enthousiaste dans son métier. Je le connaissais de vue pour l'avoir croisé souvent quand il sortait de l'Hôpital Pasteur (tout près du Petit Nid) où sont soignés les malades des voies respiratoires. C'est donc un vrai spécialiste ayant une grande pratique. C'est le docteur Ricolfi qui me l'a indiqué après que je lui aie demandé de m'indiquer "the right man".
Donc le Dr Mazet, au vu de la radio et de l'analyse a dit catégoriquement : "Allez à la campagne, et éloignez les enfants". Voici ce que dit le compte-rendu de la radio :
Images de condensation au niveau des deux sommets, plus marqués à gauche qu'à droite. A gauche, elles débordent sous la clavicule.
Les régions pulmonaires moyennes et inférieures des champs pulmonaires ainsi que la région des gros vaisseaux sont normales.
Quant à l'analyse des crachats, voici son résumé :
Pas de sang. Examen microscopique, recherche du bacille de Koch : négative.
Autres microbes : diplocoques, nombreux - pneumobacilles de Friedlander, staphylocoques : assez nombreux - pneumocoques, tétragènes, fuxiformes : peu nombreux - streptocoques, cocobacilles de Pfeifer, leptothrix : néant.
Ce docteur a dit que l'imprudence qu'a commise Jane en prenant un bain a peut-être été un bien en donnant l'éveil et en prévenant la contagion pour les enfants. Il lui a ensuite bien dit qu'elle avait tout sous la main pour guérir rapidement à condition de mener une existence reposante ailleurs qu'à Nice. Le conseil, à ce propos, a été catégorique : "Je suis le médecin des tuberculeux de Nice et je vous dis : la Côte d'Azur est mauvaise pour eux, et Nice est peut-être le plus mauvais endroit de la Côte d'Azur, à cause des courants d'air de ses vallées, de l'humidité de ses bas-fonds, de l'influence trop accentuée de la mer".
Donc, pas d'hésitation : Il nous faut quitter Nice sans retard, puisque nous n'avons plus rien à en attendre de bon, pour nous ou nos enfants, pour maintenant ou pour plus tard. Et puis, puisqu'il faut, au moins pour un temps, éloigner les enfants, je ne peux pas laisser Jane dans la solitude, même momentanée et surtout les premiers temps et, pas conséquent, nous partirons ensemble pour DIeu sait où.
Je pense que d'ici une semaine les enfants seront à Lyon, avec Tante Marthe de retour de sa mission de sacrifice et de dévoûment. En ce moment Suzy est au lit et je suis même allé chercher le médecin du quartier pour la visiter. Elle a eu un peu plus de 39°, maintenant elle n'a plus que 38° et chante, réclame à manger, paraît donc en très bonne voie de guérison. Le médecin nous a dit de luis faire des enveloppement si la fièvre dépassait 38,5°, mais je suis presque sûr qu'il n'y en aura pas besoin. Après trois ou quatre jours de rétablissement, le Dr nous a dit que nous pourrons l'expédier pour Lyon, en prenant des précautions sérieuses, naturellement.
Vous aurez donc, chères Marraines, de quoi vous occuper et d'avance nous vous disons merci de tout notre coeur. IL n'y a pas besoin de vous dire les précautions à observer avec ces petits Niçois transplantés à Lyon en plein hiver. Autant dire qu'ils ne devront presque pas sortir et ne respirer de l'air pur que par des fenêtres ouvertes au bon moment. Votre science maternelle sera à la hauteur.
Quant à nous, il faudra dans l'intervalle du mois de février liquider la situation de Nice et en recréer une ailleurs. Ce ne sera pas sans regrets que nous quitterons ce beau pays, victimes de son détestable climat et bien sûr je regretterai aussi ma boîte où depuis quatre ans (et autrefois) je vivais tranquillement parmi des gens plutôt sympathiques.
J'envisage plusieurs solutions, desquelles ne sortira pas nécessairement celle que nous adopterons, ni la meilleure. Voici comment s'orienteront mes premières tentatives :
J'écrirai au Kozak pour lui demander qu'il tâche de me pistonner pour un emploi de dessinateur, de contremaitre, etc. dans une entreprise de travaux publics travaillant pour l'armée aux travaux de fortification qui se font dans les Alpes, voire dans les Vosges. Il faudrait que le point d'attache ne soit pas à une altitude trop élevée, ni trop démuni de confort pour Jane. Etant ainsi casé, je verrais venir et tâcherais de me fixer quelque part dans un autre emploi plus sûr.
Ensuite, je vais parler à mon chef de service qui est fort répandu dans les milieux d'autocars et les services Nice-Grenoble. S'il pouvait me trouver un petit emploi sur la ligne, que je pourrais améliorer en tenant une petite boutique, en bricolant dans un petit atelier... (...)
Si nous habitons un pays reculé et que les soins à donner à Jane aillent en diminuant nous n'auront pas strictement besoin de gagner autant qu'à Nice, étant donné le moindre coût de la vie.
Pendant le mois qui nous est indispensable pour prendre une décision ou l'entrevoir, Jane se fera faire des piqûres de sels d'or, toujours par le même docteur. La première piqûre se fera mardi, si le temps permet à Jane de sortir. Le docteur lui a prescrit de faire une heure de chaise longue une heure après le repas de midi, de se nourrir normalement avec viandes rôties ou grillées. Je pense qu'il prescrira de l'huile de foie de morue. En attendant, nous allons manger des sardines à l'huile tant que nous n'en serons pas dégoûtés. Il faudra aussi élucider la question rhino-laryngologique car Jane persiste à dire qu'elle a un polype. Jane, soulagée des enfants, aura une femme de ménage, et je pense qu'elle va prendre du poids en vitesse.
Maintenant, chère Maman, je te donne beaucoup de détails matériels, parce qu'il y en a des tas que ton amour maternel attend. C'est ce qui m'empêche, car mon temps est limité, de te dire tout ce qui agite nos âmes dans cette épreuve. Nous arriverons à la supporter avec sérénité, avec confiance, mais de temps en temps nous sommes repris par le sentiment de l'amertume de la coupe à boire. Nos beaux enfants seront dans des mains aussi attentives que les nôtres, mais nous ne jouirons plus de leur présence : baume de tout le mal de la vie. Jane va passer de sombres heures, je ferai tout pour qu'elle garde toujours le courage que je pressens en elle. Elle ne serait plus la vaillante femme que j'ai connue, toujours attentive à remplir son devoir à 100 %, si elle ne réalisait pas son devoir, qui est de se soigner scrupuleusement et de prendre soin de moi de même, pour que le jour arrive vite où nous soyons des parents aptes à reprendre nos enfants. Pour moi je vois clairement ma voie et je pense bien vaincre et être heureux encore, avant longtemps.
Il faut bien aller dîner. Jane, Jean, Suzy sont dans leur lit, chacun dans leur coin. Nous allons nous attabler, Marthe, André et moi. C'est un réconfort que ce bon morceau de famille. Je pense que Marthe t'écrira bientôt. Après son départ nous te tiendrons naturellement au courant de tous les plus petits détails.
Je t'envoie les baisers de tout tes enfants et petits-enfants réunis ici et te remercie encore, avec Jane, pour le réconfort de ta bonne lettre.
Henri
Si, en plus du compte-rendu de la radio, le cliché pouvait être utilement examiné par un docteur de la famille, je l'enverrais recommandé."

Vous noterez que jamais on n'écrit le vilain mot...

25 janvier 1933 : La fin du bonheur ?

"Ma chère Marie-Louise,
Vous avez dû vous alarmer en recevant mon télégramme ; il y a de quoi, il nous est arrivé quelque chose qui signifie la fin de notre bonheur : Hier, tout à coup, en pleine activité, Jane s'est mise à faire deux crachats de sang. Quelle frayeur pour nous, quelle brisure. J'ai appelé un spécialiste qui à l'auscultation n'a rien trouvé de suspect et qui a dit que si Jane était venue le voir la veille il lui aurait assuré qu'elle était en bonne santé. Vendredi matin elle passera à la radio. Entre-temps, si elle crache (car elle ne crache pas du tout, du tout) on analysera les crachats. Et puis nous saurons à quoi nous en tenir.
Dès à présent, avec des crises d'abattement, elle et moi conservons une volonté lucide et organisons déjà la lutte et la victoire. Nous quitterons ce climat marin qui, avec le trop grand souci de Jane pour son intérieur, est cause de cette catastrophe. Le médecin, naturellement, nous dit que nous sommes assurés de guérir, mais sa préoccupation est en ce qui concerne les enfants. Nous comptons de toute notre foi sur toi et sur Marthe pour nous aider en ce sens. Tous les plans que nous échafaudons vous ont pour base. C'est te dire qu'à travers nos larmes nous gardons une espérance tenace. Une infirmière est auprès de Jane, qui ne va pas mal du tout. Elle a commis l'imprudence hier matin de prendre un bain, ses règles n'étant pas tout à fait finies, et elle se figure à tort ou à raison que cela explique l'accident et en diminue la gravité. Marthe pourra-t-elle venir, êtes-vous en bonne santé ? Ne vous laissez pas abattre, nous avons besoin de vous. Suzy est chez Odette.
Je vous embrasse de tout mon coeur.
Henri"

mardi 11 novembre 2008

28 décembre 1932 : Les voeux de Jane aux Marraines

"Chères marraines,
Nous vous disons à toutes trois : bonne année ! bonne santé ! Quelque chose nous dit qu'elle sera meilleure pour vous que les précédentes, et nous le souhaitons de toutes nos forces.
Quelles dommage que nous ne puissions être avec vous pour ces fêtes ! C'est, je crois, la première fois depuis des années qu'Henri ne sera pas à Montchat. Mais, que faire ? Pour nous, en ce moment, c'est le grand remue-ménage. Je fais des caisses, des malles, on déblaie. Henri n'a guère le temps de s'occuper de tout cela. Dimanche, nous sommes restés seuls, refusant l'invitation des Gab, et après une courte et bonne promenade au soleil, on a emballé ! Le pauvre homme n'est pas ami avec la mauvaise paille, elle lui donne de l'asthme. Aussi continué-je seule ce travail. Vivement dans 8 jours !
André nous écrit qu'il viendra samedi tantôt et nous aidera bien. Le matin, nous préparerons tout pour que les 2 hommes qui viendront avec la camionnette vers 1 h ou 2 n'aient qu'à emporter. Ils feront deux ou trois voyages, et on n'aura sûrement pas fini avant la nuit.
Odette et Gab viendront chercher les enfants le matin vers 9 h. Ayant mal lu ma carte, ils avaient compris que nous déménagions le 24 et se sont amenés 8 jours trop tôt. Nous en étions bien bien ennuyés, comme vous pensez. Jacky aussi, elle pleurait en voyant rentrer ses parents seuls.
Le poignet d'Henri est presque guéri. La plaie n'a pas suppuré et s'est assez vite fermée. Heureusement !
Les enfants se portent à merveille. Jean mange un peu mieux. En ce moment, ils sont assis sous une table. Suzie lui dit : "Tu veux un bonbon ? Deux ?" Il répond : "deux" et tend sa main. Il a l'air en admiration devant sa sœur. Souvent il sont amusants ensemble, et je me dis que vous auriez du plaisir à les regarder jouer. A d'autre moment, ils se tirent les cheveux ou les jouets, et ce sont des cris affreux. Ma tête en est presque cassée. (...)
Rien autre de nouveau, chères Marraines. L'homme va rentrer, il est 6 heures. Et c'est l'heure du bain et de la soupe de Jean Lapin.
Depuis 2 ou 3 jours, il fait plus froid. Mais les enfants sont quand même dehors à 9 h 1/2 ou 10 h, jusqu'à 3 heures ou plus. Germaine est-elle guérie ?
Bonne année encore ! Et meilleures tendresses de tous les quatre.
Jane

PS : Bonnes nouvelles de Paris. Le 1er janvier, mes parents déjeunent à Boulogne, avec Gd-mère et les Jobert. Nous, les Gab nous ont invités, mais je ne sais si on acceptera, ayant tant à faire. Peut-être, et j'espère qu'Henri aura congé le 2."

mardi 4 novembre 2008

18 décembre 1932 : Encore des projets

Hôtel Olivage
La Redoute
Alger
"Mon cher Henri,
Votre lettre m'est enfin arrivée avant-hier et m'a causé le plaisir que vous pensez. Vous pouvez compter sur nous pour que lorsque Marthe sera prévenue, nous fassions tout notre possible pour réduire à néant ses objections plus ou moins saugrenues. Une seule est vraiment sérieuse, c'est le chagrin de Marie-Louise, mais on pourrait démontrer à Marthe qu'une fois mariée, le champ des relations s'augmenterait encore, qu'elle peut avoir de temps en temps Marie-Louise chez elle, lui faire voir des gens et que dans l'entourage de son mari il y aurait peut-être quelqu'un de susceptible de faire le bonheur de Marie-Louise. Ce monsieur, d'après ce que dit Margot, a l'air bien. Maintenant comptez aussi sur nous pour que le moment arrivé, nous pressions un peu nos marraines afin qu'elles ne fassent pas trop attendre le monsieur, et passent rapidement à l'action. Il me semble que dès maintenant Mère peut prendre les ultimes renseignements, sans attendre pour cela que les 2 parties soient tout à fait décidées.
Le projet dont je vous avais parlé à l'automne pour Marie-Louise prend un peu plus corps. Maman a vu une intermédiaire qui lui a dit que ce monsieur avait 54 ans. François avait trouvé cela très vieux évidemment et nous avions arrêté. Mais depuis peu Mère nous a écrit que Marie-Louise avait été tentée d'accepter un veuf chargé de 7 enfants (ce qui n'implique pas un âge très tendre) habitant un sale petit trou du Jura (je le connais, ce trou !).
Nous avons donc été d'avis avec Çois de remettre les choses en train et avons de nouveau dit à Maman de pousser plus loin son enquête. Il y a de ça huit jours seulement et nous n'avons bien entendu aucune réponse encore. Je n'ai rien dit de tout ça à Montchat, trouvant inutile de donner à M. Louise un espoir qui sera peut-être déçu.
Je trouve que le cousin de Constance dont parle Margot n'est pas indiqué. Car souvent les aveugles (ou presque) sont extrêmement jaloux et votre soeur en souffrirait indépendemment de la situation qui ne doit pas être grosse (organiste !) à moins qu'il ait de la fortune permettant de faire vivre femme et enfant.
Vous serez gentil de nous prévenir dès que Marthe sera au courant afin que nous puissions lui écrire bien vite et faire ainsi bloc pour l'offensive.
Question pension de famille que nous ignorions aussi : C'est ma foi une très bonne idée. On pourrait commencer par un ou 2 pensionnaires comme vous le dites, quitte à augmenter petit à petit si ça marche. En allant doucement, je ne crois pas qu'on risque de s'enfoncer. Et puis, cela les sortirait de Lyon et de leur inaction, cette dernière chose surtout qui est si importante pour M. Louise.
Mais comment Margot n'avait-elle pas pensé plus tôt à nos soeurs ? Les Mouterde ont je crois beaucoup de relations.
Je suis contente pour vous de ce changement de domicile (1) car vous en avez l'air heureux. Vous étiez bien petitement là-haut, surtout depuis la naissance du petit Jean, et aussi bien loin pour vous de l'usine. Vous êtes tout à fait gentil de me proposer l'hospitalité et je ne dis pas non, car c'est un projet depuis longtemps caressé que d'aller à Nice.
François est dans le sud du côté de Bou Saâda. Je pense un peu l'avoir ici le 24, mais c'est fonction du temps, alors... Pour le moment ça va et le soleil alterne avec la pluie.
Nous sommes à Alger jusqu'à notre retour (les femmes) aux environs du 10 février, date à laquelle François ira dans la province d'Oran faire un stage de topographie d'un mois. Il sera alors très pris et ne pourra jamais me voir. Il est donc inutile de faire faire à Monique un voyage de plus et nous rentrerons. Vous avez peut-être appris que votre pauvre filleule a été très brûlée voilà un mois en se renversant sur elle du lait bouillant. La figure, la poitrine, une main et un bras ont été touchés. C'est fini maintenant, et il ne reste que les marques qui passeront à la longue, a dit le médecin. Mais la pauvre a beaucoup souffert. Elle a bien repris maintenant et a bonne mine, le climat lui allant tout à fait. Nous sommes du reste en pleine campagne. Pour ma part, je traîne encore la patte d'une entorse attrapée il y a 15 jours bêtement en courant après Monique. J'espère que notre guigne va s'arrêter là.
François va très bien et est très content de sa brigade. Monique est hélas de plus en plus diable, faisant bêtises sur bêtises et ayant un fort esprit d'entreprise doublé de la peur de rien. C'est quelquefois assez lassant.
François, je pense, vous écrira pendant une accalmie, mais vous savez qu'il est surchargé de travail et fait une moyenne de 1 000 additions ou multiplications par jour ce qui lui laisse après l'esprit un peu liquide.
Merci encore mon cher Henri de nous avoir mis au courant de tout cela. Nous vous embrassons tous très tendrement.
G.
PS : Quid de André ?"

G, c'est Germaine.
Pour mémoire, Marthe avait alors 32 ans et Marie-Louise 37. Mais tout de même, un veuf avec 7 enfants, ou un organiste aveugle... et jaloux !
(1) Le déménagement est prévu fin décembre, pour un appartement de 5 pièces dans le quartier Saint-Roch avec jouissance d'un petit jardin.

dimanche 2 novembre 2008

24 octobre 1932 : Henri fait son rapport

"Ma chère Maman,
C'est moi ! Je devrais bien écrire plus souvent n'est-ce pas ? Il ne faut pas trop approfondir et me pardonner beaucoup.
Pour être bref et terminer ce soir, je réponds automatiquement à tes multiples questions, trouvées dans ta lettre d'il y a cinq jours.
Jean ne va pas trop mal, ne souffre pas trop des dents en ce moment. Il a repris un bel appétit qui fait plaisir à voir. Il devient presque dodu. Il faut le voir accourir au cri de "lolo !" et ouvrir un grand four quand il nous voit boire le café. Cela signifie qu'il veut, d'abord, son petit sucre, et aussi une petite gouttelette de café lui aussi. Il m'apporte mon chapeau tout seul, quand je dois partir, il s'en coiffe ; il porte les vieux papiers dans le seau aux "équevilles", il déniche un couvercle dans un coin et va le porter sur la marmite correspondante. Et puis il affectionne le lavoir, coin retiré du jardin. Il regarde couler un mince filet d'eau et lui raconte des histoires. Rassure-toi, maman, il n'est pas assez grand pour tomber dans le bassin. Néanmoins, il aime escalader une chaise pour s'asseoir sur la table, il arrive à se hisser dans la chaise de Suzy. Enfin c'est un trésor. Mais il ne parle pas !
Pour ce qui est de l'éboulement de notre colline, nous ne l'avons su qu'après coup. Il y avait eu une pluie torrentielle la nuit et le matin. Un peu de terre s'est éboulé, au jardin. Les deux maisons touchées l'ont bien été, mais heureusement je crois que les victimes sont en bon état maintenant. Cet éboulement a eu lieu à 200 mètres à vol d'oiseau de chez nous : c'est l'extrémité sud du mur du jardin du monastère qui a cédé.
Il me semble que Suzy a l'air de s'assagir un peu, mais a de temps en temps de terribles accès de jalousie vis-à-vis de son petit frère. Elle subit beaucoup l'influence de Jacky (1) qui, avec ses deux ans de plus, lui en impose. Jacky, toute neuve à l'école, fait naturellement une répétition perpétuelle de ses récréations quand elle retrouve Suzy. De sorte que Suzy, pendant une semaine, a passé son temps avec un voile sur la tête pour jouer à la mariée. Elle le mettait aussi sur celle de Jean : "Le marié !". Et puis, rencontrant des religieuses, c'étaient encore des mariées. Jacky est dans une école très religieuse, on lui apprend à faire "des sacrifices", on lui fait réciter des poésies édifiantes. Ca nous ramène au temps de Pellorce.
Nous avons bien pensé hier aux deux ans de mariage du Kozak et de Germaine, ils ont dû y penser encore plus que nous, heureux de se retrouver encore une fois. Mais le pauvre Kozak a eu bien des malheurs avec cette chaleur du début. Espérons que les missions africaines touchent à leur fin. (...)
Je pense que vous avez eu en effet beaucoup de "boulot" en rentrant. Ne vous surmenez pas pour gagner quinze sous à l'entr'aide. Et surtout mettez bien à exécution vos projets de peinture des volets et de défrichage partiel du jardin. Si vous vous mettez à faire des projets d'émigration il est bon de requinquer un peu Montchat auparavant. Ceci nous amène à causer un peu du projet dont tu me parles et que naturellement Jane et moi nous envisageons entre nous, sans en parler à âme qui vive. Voici, à première vue, mais bien nettement, comment je comprendrais la chose : Je ne pense pas que vous vouliez vous lancer dans l'hôtellerie, ni dans les "affaires", mais plutôt que vous voudriez, tout en vivant dans un cadre agréable et près de NOUS, faire oeuvre utile et lucrative. Il s'agirait donc de louer une grande villa, d'un loyer dépassant très peu celui que vous et nous, ensemble, pourrions payer. (J'envisage que nous aurions dans cette villa un appartement bien séparé). Il me semble qu'à 6, 7, ou 8 000 francs on doit trouver quelque chose d'assez vaste dans un quartier pas trop vilain. Il faudrait s'assurer, point capital, que les impôts afférents à ce loyer ne l'augmentent pas trop considérablement. Ensuite s'assurer que l'on a bien le droit de convertir en pension de famille ladite villa, car il y a, je crois, des lois pour l'empêcher dans certains cas. Et puis, en ayant réduit ainsi au minimum les risques de frais généraux meurtriers, il faudrait commencer à recevoir nos supposés pensionnaires en petit nombre. Je dis "nos" pensionnaires, sans aucune idée d'association. Je trouve qu'un homme est indispensable dans une affaire de ce genre pour éviter de trop gros frais de réparations, de bricolage, pour certaines démarches. Mais ce n'est qu'accidentel et ce serait à mes soeurs de se débrouiller pour tout le travail courant. (...) Enfin, dans le cas où votre idée prendra un peu plus corps, que Marie-Louise vienne en éclaireur, nous chercherons ensemble ce qui peut faire votre affaire. Nous pensons bien à déménager, je vais me mettre à chercher sérieusement dans le quartier de St Roch. Cela ne nous empêcherait pas, le cas échéant, de redéménager pour faire bloc avec vous.
Notre TSF nous intéresse toujours bien. Il faut suivant les jours prendre tel ou tel poste pour échapper aux parasites, mais nous avons fréquemment des auditions parfaites. De Juan-les-Pins, naturellement. Rome, Milan, tout à fait bien, Prague très fort, l'Allemagne avec ses orchestre copieux, l'Angleterre et ses rythmes déhanchés. Strasbourg. Et Paris. Mais ceci est dû à notre situation, nous prenons mieux l'étranger que la France, en règle générale. (...)
Nous n'avons naturellement pas revu André depuis le jour du passage des Giroud (quelle belle petite famille et quel homme raffiné et distingué que cet Auguste qui semblait bien jadis un peu empoté et racorni. La puissance d'une femme !)
Il n'y a rien de nouveau dans le secteur André. Il se démène pour ses plantations, fondement de sa fortune à venir. Ce n'est plus un secret que ces dernières offres de mariage. Mais je crois que c'est dans l'eau. Il me semble, du moins. Nous déplorons d'être si éloignés de ce pauvre vieux car la solitude, malgré son moral robuste, ne peut rien produire de bon, en se prolongeant. Mais qui sait comment les choses peuvent tourner ? Pour lui, pour vous. Si vous venez par ici, ce peut lui être une raison de se rapprocher de nous. Et puis la Providence (je crois à la Providence puisque j'y suis forcé, étant père) peut arranger les choses de façon tout différente de nos fragiles desseins. Amen. Le tout est de lutter. Je le dis pour nous tous (je ne dis pas toi). Nous, enfants Reignier, avons tous un peu "des yeux de vache". Quittons-les, de grâce. Recherchons une autre élégance.
Jane dira-t-elle, après moi, comment elle va faire son pull-over ? Je lui laisse un peu de papier, en vous embrassant bien.
Henri

Chères marraines, j'espère que vos santés sont bonnes. Nous allons bien, Jean Lapin a bon appétit. C'est un plaisir de le voir accourir du jardin quand je luis dis de venir manger la bonne soupe. Il fait beau. Ce matin, il était dehors à 7 h 1/2. L'après-midi, nous allons au jardin du monastère, jusqu'à 4 heures. Je remercierai François, ou plutôt je le gronderai pour le billet de Suzie. J'ai employé le mandat à faire une moustiquaire, et comme cela, la petite couche à la salle à manger et dort mieux le matin.
Nous sommes heureux de voir que vous pensez un peu à venir près de nous. Ce serait bien, en effet, cette idée de pension de famille. Souhaitons, cependant qu'il y ait, cet hiver, quelque projet pour Marie-Louise ou Marthe. Ce serait encore le mieux, et nous vous supplions, si une occasion de mariage s'offrait, de faire tous vos efforts pour que cela aboutisse...
Le pull-over sera fait en laine zéphyr, 1 brin blanc et 2 brins beiges mêlés, pour que ça aille vite. J'accepte les offres de maman, et lui enverrai bientôt un patron de culotte pour Jean. Merci.
Bons baisers de nous tous.
Jane"

(1) fille de Gabriel et Odette Dumas

samedi 1 novembre 2008

13 octobre 1932 : Crème au chocolat

"Chères marraines,
Comment allez-vous ? Nous, bien. Mais Jean-Jean perce 3 canines d'un coup, alors le pauvre gosse a eu de la diarrhée ces jours-ci et il a fallu avoir recours à l'eau de riz, supprimer les soupes. Ce matin, ça s'arrête, mais il est bien grognon dans la journée. Heureusement qu'il pleure rarement la nuit.
Suzie est assez sage. Elle disait hier : "Je veux beaucoup manger pour être bien grosse demain, pour mes 4 ans." Elle demande pourquoi elle a 4 ans. La jambe de bois de M. Quinat (1) l'a impressionnée. Quelques jours après son arrivée ici, elle a pleuré, une nuit, en disant : "Je ne veux pas qu'on me coupe la jambe." Et le lendemain, elle me demandait pourquoi est-ce qu'on avait coupé la jambe à M. Quinat.
Nous avons été surpris et émus, l'autre soir, en l'entendant réciter ses prières. Décidément, vous nous en avez fait une personne savante. Henri a l'intention de lui apprendre à lire, un moment tous les soirs.
Nous recevons une lettre d'André, il nous dit : à samedi, chez Gabriel, où l'on verra la famille Giroud. Dimanche dernier, les Gab sont venus déjeuner, et l'après-midi on a fait une balade au Mt Boron. Puis nous avons visité leur nouvel appartement, plus grand que le premier et refait à neuf. Odette est contente, les affaires commencent à marcher un peu. Elle était toute fière d'avoir fait vendre une balance à son époux. Suzie et Jacky s'amusent bien ensemble.
Avez-vous de bonnes nouvelles de François, et quand Germaine pense-t-elle partir ?
Nous avons eu des orages, et des pluies torrentielles, dimanche matin surtout. Il y a eu quelques éboulements de terrain dans le ravin en dessous de chez nous, 2 maisons à moitié emportées et 3 blessés.
J'ai de bonnes nouvelles de Paris. Maman m'envoie, ce matin, un joli pull-over rose avec le col blanc au crochet, pour Suzie, et de bonnes chaussettes pour Jean. Je vais lui faire des culottes en laine, maintenant que mon tailleur se termine, puis j'entreprendrai aussi un pull pour bibi. Toujours du boulot en perspective. Mais le tricot s'emporte facilement dehors, et bientôt il faudra sortir l'après-midi.
Que devenez-vous ? Quels sont vos projets et vos espoirs ? Nous pensons bien à vous, chères marraines. Et nous vous embrassons bien tendrement pour tous les quatre.
Jane
Les enfants jouent un peu ensemble. Par moments, ça va à merveille, à d'autres ça grogne un peu et j'aspire à la paix.
La TSF marche bien. On entend Paris, Strasbourg, Toulouse, Rome, Juan-les-Pins.
Suzie a quatre ans, j'ai fait une crème au chocolat !"

(1) Père de Germaine. Suzie a fait un court séjour chez eux, à Nîmes, avant de revenir à Nice.