dimanche 21 décembre 2008

3 juillet 1933 : Beaucoup de points d'interrogation

"Chères marraines,
Merci à maman pour sa longue lettre. J'attends toujours avidement des nouvelles, surtout en ce moment où la pensée des vacances nous intéresse tant.
Vous avez bien fait de vous adresser au docteur Laroyenne ; son avis ne peut qu'être très sérieux, et nous sommes tranquilles en pensant que les petits sont entre les mains de ce spécialiste. Combien impatiemment nous allons attendre, maintenant, le résultat de cette visite. Je vous demande, chère maman, de nous envoyer un petit mot le plus tôt que vous pourrez. Espérons que le docteur ne verra pas d'inconvénient à pratiquer ce vaccin.
Marie-Louise et Marthe, en les y conduisant, voudraient-elles bien lui dire que je tiens beaucoup à reprendre un des enfants au mois de septembre ; il faudrait qu'il sache aussi que je ne tousse pas depuis 4 mois, ne crache jamais non plus ; mais que mon docteur dit que le vaccin serait une sécurité pour les enfants lorsque je serai enrhumée. (Je n'ai jamais plus de 37,4 de température, et, le plus souvent, j'ai 37 m et 37,2 s.)
Pourvu que la chaleur ne vienne pas trop vite ! Ici on est bien, mais il fait plus chaud depuis 3 jours. Je sors le matin vers 9 heures et un moment l'après-midi vers 4 ou 5h.
Quel souci que cette location si difficile à trouver ! Craponne, bien sûr, ce n'est pas le rêve, et s'il faut emporter les lits et la vaisselle, c'est ennuyeux et coûteux ! Pourquoi ne chercheriez-vous pas plus loin de Lyon, afin d'augmenter les chances ? Henri me disait hier : "J'ai envie d'écrire aux marraines que, plutôt que de louer cette maison à Craponne, elles pourraient envisager de venir à Sclos, chez nous, où on a tout ce qu'il faut pour se loger tous. N'ayant pas de location à payer, elles pourraient s'offrir un voyage des plus confortables. Et ici, la chaleur est supportable. Il y a des bois de pins tout près et beaucoup d'ombre, et il pleut rarement l'été !".
Je lui ai répondu que son idée était excellente, et que bien souvent j'enrage de penser que vous êtes à Montchat pendant qu'il fait si bon ici, et que c'est trop grand pour nous. Seulement il y a la question du vaccin, ou plutôt la séparation qui devra avoir lieu entre les enfants et moi après le vaccin... Pensez-y.
Avez-vous vu François ? Il a envoyé une carte à Henri avant de quitter Madrid, disant qu'il pensait être à Lyon le 2, après avoir vu femme et fille.
Avez-vous reçu les petites robes ? Vont-elles ? Et les costumes pour Jean ? Peut-être les mettent-ils déjà, s'il fait assez chaud. J'ai de la laine bleu pâle pour tricoter un costume pour Jean bientôt. Après cela, j'espère qu'ils seront montés pour un moment. Mais s'il leur manque quelque chose, il faut me le dire. Je pense leur refaire bientôt des chemises. Que met Jean la nuit ? Le pyjama n'est-il pas devenu trop juste ? Et qu'a donné la dernière pesée?
Comment va l'appétit ? Suzie a-t-elle encore des vers ? J'ai entendu parler d'un remède de "bonne femme" qui a guéri un enfant de convulsions occasionnées par les vers : une cuillérée à bouche de pétrole raffiné. A l'occasion, voudriez-vous essayer de demander au docteur ce qu'il en pense, si ça ne peut pas faire de mal ? Comme ce doit être très mauvais à prendre, il y a un moyen, c'est d'attendre que l'enfant soit sur le point de s'endormir, et de lui dire : "Tiens, bois ce bon sirop..."
Je vais vous faire frémir, mais si je savais que ce soit inoffensif, j'essaierais.
Mangent-ils bien le légume ? Jean s'y habitue-t-il ? Je vous recommande toujours les carottes et les bouillons avec beaucoup de légumes dedans.
Je voudrais tant admirer les progrès du petit. C'est bien dur pour moi d'être ainsi séparée d'eux, et sans pouvoir fixer encore une date de revoir. Et je trouve les journées longues, n'ayant personne à voir. Mme Varadis est partie. Mme Bailet est occupée avec son hôtel, et il y a beaucoup de commères que j'évite.
André nous a écrit. Il ne sait pas encore quand il pourra venir, mais cette fois il téléphonera. Il ne parle plus d'aller à Lyon. Il paraît qu'Hélène [Dumas, épouse Lavaux] aurait l'intention de venir passer le mois de septembre chez lui. Elle lui ferait la cuisine, ce qui paraît être agréable à André. Elle demande si nous lui prêterions 2 lits et des chaises. J'ai répondu que oui.
Odette, qu'Henri a vue samedi, trouve qu'Hélène serait mieux à Nice, en prenant une chambre dehors, et ses repas chez elle avec Thérèse. Parce qu'elle dit qu'Hélène s'imagine peut-être pouvoir passer une partie de ses journées sur la plage de Juan-les-Pins. Mais c'est à 4 km environ, et André n'aurait pas toujours le temps de voiturer la famille.
Henri n'a pas vu Gabriel. Il était allé à Juan-les-Pins, et pensait trouver André pour déjeuner avec lui. Le patron de la maison "Lutrana" est venu de Paris pour voir Gabriel et l'engager à rester dans la maison. Il lui a fait des concessions, et lui fera vendre d'autre machines en plus des balances. Ils patientent donc, en attendant mieux.
Je n'ai pas de nouvelles récentes de mes parents. Et Germaine, a-t-elle bientôt fini sa cure ? Le temps doit lui sembler long. (Je suis étonnée qu'elle ne m'ait jamais envoyé un mot depuis que je suis fatiguée. Peut-être trouve-t-elle, de sont côté, que je suis bien silencieuse... ? Henri me dit que ce n'est pas à moi à lui écrire. Les rapports entre belles-soeurs sont peu chauds...)
Et voilà, chères marraines, un long bavardage terminé. J'espère que ma lettre, mise demain matin par Henri, vous arrivera jeudi matin, pas plus tard. Ici, les lettres arrivent moins vite qu'à Vence, et nous n'avons qu'une distribution.
J'ai fait une provision de tilleul dans notre jardin. Si ça pouvait empêcher les rhumes de venir !
Au revoir, à bientôt des nouvelles, nous vous envoyons de bons baisers, et vous chargeons d'embrasser les petits bien tendrement.
Jane"

dimanche 14 décembre 2008

3 juin 1933 : Henri est à Lyon pour l'Ascension

"Chères marraines,
Je pense bien à vous tous, à la réunion tant désirée, à l'arrivée de mon homme et à sa joie. Il me tarde de savoir comment les petits l'auront accueilli. Je souffre bien de ne pouvoir être avec vous aussi...
Henri me racontera beaucoup de choses intéressantes lundi. Je pense que les François sont arrivés, et que personne n'est fatigué du voyage. Henri n'aura pas beaucoup de temps pour se reposer. J'insistais pour qu'il voyage lundi, et couche le soir chez les Gab, mais il n'aime pas voyager de jour.
Je reçois ce matin la réponse du docteur Mazet à qui je venais d'écrire pour lui dire nos craintes au sujet du vaccin. Voici donc sa réponse (1), et j'estime qu'après cela, il ne faut plus s'inquiéter des dires de Pierre ou Paul. C'est mon avis, c'est celui d'Henri aussi. Il était partisan d'agir dans ce sens si le docteur Mazet nous assurait de la réussite de ce vaccin.
Donc, faire faire une 2ème cuti-réaction, et si elle est toujours négative, faire le vaccin en se conformant exactement aux indications écrites sur la lettre du Dr Mazet. Tante Henriette nous offrait de nous recommander à un professeur de Lyon pour avoir son avis. C'est encore un écorcheur qui demande 2 ou 300 F pour une visite...
J'ai reçu hier de bonnes nouvelles de Paris. Papa, n'ayant pas reçu de nouvelles de Mme Hanau, a recommencé à travailler au syndic de faillite où il avait été déjà. Mes parents et les Grethen partent aujourd'hui à Lisieux, chez les Herrembrod, où il resteront 2 jours.
Je suis bien à l'hôtel, le temps passera plus vite jusqu'à lundi.
Je termine vite pour ne pas manquer le facteur. Au revoir, chères marraines, je vous embrasse tous bien tendrement.
Le meilleur à mes petits chéris. Peut-être qu'à la fin du mois prochain, je pourrai enfin les voir.
Jane"

(1) perdue

5 mai 1933 : Avis contradictoires

"Chères marraines,
Merci de votre longue lettre, et de tous les détails que vous nous donnez sur nos petits. Nous espérons que toutes ces histoires, pratiquées sur leurs pauvres corps, n'amèneront que de bons résultats.
Pour ma part, je ne sais plus bien ce qu'il faut croire dans tout ça. Mon docteur me dit : "Faites faire ce vaccin". Et ce n'est pourtant pas une "nouille"... Ensuite mes parents, nos marraines nous mettent en garde contre. Et je reçois aussi une lettre de Tante Henriette qui se tracasse au sujet de ce vaccin, disant : "Vacciner Suzie, à son âge, alors qu'elle a déjà été en contact avec tant de microbes, me surprend. J'ai vu vacciner des enfants à la naissance (dans les huit premiers jours), j'ignorais qu'on pût le faire plus tard. A Lyon, il doit y avoir des fondations anti-tuberculeuses, dispensaires d'hygiène ou autres, qu'on demande l'avis d'un spécialiste, cela me semble plus sage. Souhaitons d'ailleurs que la cuti soit positive, l'enfant se sera vaccinée toute seule, et il ne faudra plus que du bon air et de la bonne hygiène pendant 1 ou 2 ans."
Je n'y comprends plus grand'chose. Au diable toute cette médecine. La campagne, voilà le sauveur.
Tante Henriette, dans une précédente lettre, me disait, au contraire : "Si la cuti est négative, tout va bien." Je pense qu'elle dit cela maintenant parce qu'elle s'effraie de ce vaccin. Et pourtant, s'il était sans danger, et me permettre de reprendre Suzie en septembre ou avant, et qu'elle puisse passer l'hiver au bon air, où nous serons sans doute ?...
J'espère que ma lettre vous arrivera avant le 10. Henri la mettra à Nice demain matin.
Je suis contente que le tricot et les chemises aient été bien accueillis. Je n'avais pas de boutons pour la veste et j'ai pensé que vous en trouveriez peut-être dans quelque boîte. Songez que je suis dans un pays un peu perdu, que les lettres mettent 2 ou 3 jours pour arriver.
J'ai donc quitté l'hôtel hier matin seulement, parce que nous n'avions pas reçu nos malles de St Roch.
Maintenant, nous sommes installés, n'attendant plus que quelques casseroles et autres choses, expédiées par André.
J'ai une femme qui fait l'affaire pour le ménage. Elle reste environ 2 heures, le matin. Et je n'ai pas grand'chose à faire : cuisine, promenades, chaise-longue, tricot. L'épicerie est heureusement à côté, et je vais chercher des légumes à l'hôtel, chez Mme Bailet, toujours bien aimable.
Henri est venu hier à 4 h, sur sa moto. Elle marche pas mal, il dit n'être pas secoué. Je souhaite vivement que tous ces trajets ne le fatiguent pas trop. Demain, il ira encore déjeuner chez Odette.
J'ai eu de bonnes nouvelles de Paris. Papa et Maman sont à La Bretêche depuis hier, pour 8 jours, si Mme Hanau n'appelle pas avant.
Avez-vous eu des détails sur le mariage d'Odette Mouterde ? Savez-vous où se cachent les tourtereaux ? C'est beau d'être jeunes et sans soucis !
Au revoir, chères marraines. Nous vous embrassons tendrement tous les cinq, et attendons anxieusement la prochaine lettre annoncée.
Jane

Henri a envoyé hier un mandat-carte de 300 F à Maman. C'est pour le mois de mai. Pour les soins aux enfants, tenez bien compte des dépenses. La feuille que j'ai envoyée (pour les assurances sociales) est pour l'opération des végétations. Elle est valable pour 15 jours à partir de la date inscrite. Donc, elle doit être maintenant périmée. Le chirurgien pourrait antidater son opération. Sinon, renvoyez-nous cette feuille n'ayant pas servi et je vous en enverrai une autre en échange. Quel business ! Je vous embrasse bien, chères Marraines, et les enfants aussi. Les cerises sont-elles bientôt mûres ? Y en aura-t-il pour la Pentecôte ?
Henri"

dimanche 7 décembre 2008

30 avril 1933 : Jane s'interroge

"Merci, chère maman, de votre longue lettre reçue ce matin. Nous avons été contents de recevoir des nouvelles deux jours de suite, c'était inespéré. Nous espérons que les enfants vont toujours bien, malgré le temps un peu maussade.
Peut-être êtes-vous fixées maintenant quant à la date de l'opération (1) Je serai contente d'apprendre que tout va bien, et que la pauvre gosse n'a pas été trop malheureuse, avant et après. Et j'espère que les bonnes tantes ne s'en verront pas trop pour la raisonner et la consoler. Le docteur Durand a-t-il fait la cuti-réaction ? J'aurais aimé que vous la fassiez faire à tous les deux, et le vaccin aussi, le plus tôt possible, comme me l'a conseillé le docteur Mazet en qui j'ai bien confiance. Cela nous permettrait de reprendre Suzie après la Pentecôte, puisqu'il faut attendre un mois après le vaccin et cette "reprise". Ce vaccin est sûrement inoffensif, sans quoi le docteur ne m'aurait pas dit : "faites-les vacciner". Mais il se peut que le docteur Durand soit un peu méfiant, comme étant d'idées moins avancées...
Je sais bien que tout ce que vous faites est très bien, mais il ne faut pas avoir trop de craintes.
Me voici donc bien habituée ici. Le pays est très joli, c'est tout-à-fait campagne, très verdoyant en ce moment, avec des pins et des oliviers en masse. Je suis bien à l'hôtel, en attendant que notre maison soit libre. Peut-être demain... Les locataires ont bien promis de s'en aller demain au plus tard, mais ce sont des gens en qui on n'a pas bien confiance. La propriétaire les chasse parce qu'ils ne paient pas leur loyer depuis plusieurs mois. Ils doivent aussi une grosse somme à l'épicier, et on ne peut pas grand'chose contre eux, parce qu'ils assurent qu'ils n'ont pas d'argent. Et ce sont des gens distingués (avocats belges), sans travail et mal portants, avec deux enfants.
Il me tarde d'être à demain pour aller voir la propriétaire et savoir si on peut entrer et désinfecter. Henri sera encore là demain, le 1er mai, jusqu'à mardi matin. Il est arrivé hier soir à 6 heures. Ce matin il a fait très beau, on s'est bien promené. Cet après-midi, il est tombé pas mal d'eau, ce soir il refait beau.
André nous est arrivé par surprise à midi 1/2, et on a déjeuné et passé un bon moment ensemble. Il a mis 1 h 1/2 en marchant bien (je veux dire dans sa bagnole...). On a fait une promenade entre deux averses, et il est reparti à 6 heures. Le pauvre travaille beaucoup. Il n'a pas arrêté pour les fêtes de Pâques. Mais il a bonne mine. Il pense bien aller aussi à Lyon pour Pentecôte.
Avez-vous de bonnes nouvelles des François ? Je crois qu'ils doivent déjeuner à St Mandé avec les Grethen, un de ces dimanches.
J'attends une lettre de mes parents. Papa doit être en congé à partir d'aujourd'hui, en attendant de prendre son nouveau poste. (2)
Maman pense bien aller en vacances avec vous et nous. Vous ai-je dit que papa avait consulté un docteur de St Mandé, et qu'il l'a rassuré quant à sa toux persistante. Il a dit que c'était maintenant du catarrhe bronchiteux qui serait toujours plus ou moins chronique.
Et avez-vous une location en vue pour les vacances, chère maman ? J'y pense, parce que c'est pour moi l'espoir de retrouver mon petit Jean, et combien changé en 5 ou 6 mois ! J'espère que Suzie pourra venir ici avant. Ce serait bon pour elle, et pour nous deux aussi, d'autant plus que cette campagne est peu distrayante, et que c'est la grande solitude.
En ce moment, je ne m'ennuie pas, parce que la patronne, Madame Bailet, est une très gentille jeune femme, très bonne. Et il y a aussi une dame hongroise, venue de Paris pour se reposer. Nous nous promenons ensemble. Je tricote une veste en laine pour Suzie. Je vais vous envoyer celle pour Jean, avec deux chemises pour Suzie. Je lui en ferai d'autres un peu plus tard.
Au revoir, chères marraines, je vous embrasse bien tendrement, pour mon homme aussi qui est là, à côté de moi, en train de regarder une fois de plus, avec amour, la photo de ses bambins tirée pas Marthe. Les deux minois éveillés sont bien attendrissants et intéressants pour les parents en pénitences que nous sommes.
A bientôt des nouvelles toujours les bienvenues. Gros baisers aux deux têtes bouclées.
Jane
Qui est-ce qui a la corvée de démêler la perruque blonde ? Ne pensez-vous pas qu'il serait bon de la raccourcir un peu avant les chaleurs, pour elle et pour vous ?

Mais laquelle des Marraines porterait les ciseaux sacrilèges dans la forêt magnifique de ses cheveux ? Je vous embrasse, me joignant à Jane, pour vous remercier encore de ce que vous faites pour nos petits, qui ont si bel aspect.
Henri"


(1) Il est prévu de faire opérer Suzie des végétations. L'autre grande question concerne la cuti-réaction et le BCG, que le docteur Mazet (pneumologue à Nice) a préconisé.
(2) "Papa quitte la banque à la fin de ce mois, mais Mme Hanau lui fait une situation dans une nouvelle affaire qu'elle va monter dans le courant de mai." (lettre du 23 avril 1933 de Jane aux Marraines)

mardi 2 décembre 2008

17 avril 1933 : Henri fait des combinaisons

"Ma chère Maman,
C'est le matin du lundi de Pâques. Jane est encore au lit pour un moment. Elle tricote une veste pour le petit Jean, d'après ton patron, je crois. Ensuite, nous irons nous promener, car il fait un temps magnifique. Comme hier, d'ailleurs. Nous n'avons pas encore vu André, mais nous espérons bien qu'il arrivera dans la journée. Et vous, de votre côté, serez-vous sortis ? montés à St Cyr ? ou aurez-vous reçu ce qui reste de Dumas à Lyon ? Les parents Dumas sont arrivés en bonne forme ici et n'ont pas tardé à s'ébattre dans le paysage. Samedi même, ils sont allés voir André dans la bagnole de Gab. Aujourd'hui je sais qu'ils avait le projet de faire un pic-nique (sique) quelque part sur la grande corniche, en passant par la Turbie, Monaco, Menton, la frontière italienne.
Malgré les insistances et les combinaisons d'Odette, je n'ai pas voulu coucher chez eux pendant le séjour des parents. Il aurait fallu que je dorme sur un divan dans la salle à manger, cela aurait écourté leur veillée, leur bridge, et certainement aussi mon sommeil. J'ai donc porté mes draps chez les Mouterde. On ne sort jamais de ce cercle : Dumas - Mouterde - Reignier.
A la boîte, j'ai travaillé samedi après-midi jusqu'à 7 h 1/2 et j'avais fait beaucoup d'heures supplémentaires la semaine précédente. C'est ce qui me permettra d'ailleurs de prendre deux ou trois jours de congé quand nous nous installerons à Sclos de Contes. En passant, et pour répondre à ta question, voici le genre de travail que je fais en ce moment : je suis chargé de l'entretien de l'usine, c'est à dire que je fais des modifications aux bâtiments, à l'outillage, et c'est ce qui me conduit à travailler en dehors des heures pour ne pas gêner le personnel et n'être pas gêné par lui. Samedi, par exemple, j'ai fait faire un mur à un endroit très passager. Mardi matin, à la reprise du travail, le mur sera sec. C'est un travail un peu moins monotone que celui des voitures, et qui me met davantage en vedette et bon pour les engueulades. Il faut toujours faire de bonne cuisine avec peu d'argent, surtout quand on puise dans la caisse des frais généraux. La situation de l'usine est toujours la même depuis deux ans, travail diminué de moitié. Je ne crois pas que cela s'aggrave davantage.
Donc, j'ai obtenu la promesse formelle de location pour cette maison de Sclos. C'est la seule qui me plaisait et je crois que c'est bien ce qu'il nous faut. Le malheur est que les locataires, insolvables, qui l'occupent en ce moment, ont promis de partir dans le courant du mois, sans préciser le jour. Voici donc ce que nous allons faire : Dans le courant de cette semaine, je verserai la moitié du prix de la location pour me donner le droit absolu d'occuper le maison au 1er mai. Samedi 22, j'installerai Jane à l'hôtel-pension de Sclos. A son passage à Nice, elle verra son docteur, les parents Dumas, et fera l'acquisition d'un chapeau de paille à 1 F 75, etc... La pension de Sclos doit être déserte en ce moment, la patronne est sympathique. Jane n'y sera pas mal pour quelques jours. Je passerai le dimanche 23 avec elle. Ensuite, en prévision que les locataires tarderont à partir, jusqu'à la fin du moi je peux rester à Nice, chez les Dumas. Quand j'aurai les clefs de la maison de Sclos, nous n'y entrerons pas tout de suite. Il faudra aérer, désinfecter (on ne sait jamais) et installer tout pour que Jane n'ait pas de peine en arrivant.
A Sclos elle trouvera facilement une femme de ménage pour deux ou trois heures par jour. La maison voisine est un magasin de campagne : épicerie, boulangerie, bureau de tabac, téléphone, station d'autocar, etc... On y fera cuire des plats au four. Autrement, nous aurons un réchaud à gaz d'essence. Les bouchers passent plusieurs fois par semaine. On trouve oeufs et lait sur place, les légumes arrivent (de Nice) tous les jours.
Pour moi je prendrai l'autocar qui passe à la porte de l'usine et doit me déposer en 35 à 40 minutes à l'embranchement de la route qui dessert Sclos. Là, dans un café, j'aurai une moto qui me fera faire en 10 minutes ou 1/4 d'heure la montée de 4 km. En sortant à 5 h 1/2 je dois arriver à 7 h, ou même avant, à Sclos. Le matin, même combinaison en sens inverse. Je partirai à 6 h pour être au travail à 7 h. Ma dépense doit être de 130 à 140 F par mois. Une petite voiture aurait été plus engageante, mais il faut bien compter une dépense d'entretien double. Et une perte plus considérable lors de la revente. Tandis que si j'achète la moto que j'ai en vue, à 600 F, combien pourrai-je perdre en la bazardant dans 6 mois ? Deux cents francs, en mettant les choses au pire.
Je te remercie bien pour l'idée que tu as eue de me transmettre tout de suite l'argent en question pour acheter une voiture. Je puis m'en passer pour le dépenser, strictement, à l'heure actuelle. Mais j'accepte volontiers le virement de cette somme dans mes réserves, sous la condition que je t'en servirai l'intérêt que me donnera la Caisse d'Epargne. Et sous la condition aussi que mes frères et soeurs soient consentants. Cette somme, avec ce que nous avons en titres, peut nous servir un jour ou l'autre à acheter un bureau de tabac dans quelque chef lieu de canton (des Basses-Alpes ?). Si le revenu de ce bureau de tabac nous assurait simplement le pain quotidien, je pourrais avoir une autre occupation à côté, à domicile, comptabilité ou travaux pour entrepreneurs. C'est une question que je pourrai bien chercher à éclaircir cet été pendant mes vacances. Auparavant, quand sera passée cette période d'installation à Sclos, je m'occuperai d'un autre projet : trouver du travail à Cagnes-sur-Mer (à 10 km de Vence) et installer toute la famille à Vence, qui est décidément un pays délicieux et salutaire.
Et vous, chères Marraines, avez-vous commencé vos recherches pour une villégiature ? Si vous pouviez venir à Sclos ! Il y aurait de quoi vous loger et une belle campagne pour respirer le bon air. Seulement, ce voyage serait bien fatigant pour toi. Et que deviendraient mes beaux-parents dans la combinaison ? Il y a bien cet hôtel-pension, mais on y fait la cuisine niçoise, et le prix de 25 F par jour par personne interdirait peut-être un long séjour, et vivre dans un hôtel n'est pas très réjouissant.
La question se complique encore avec la famille Kozak ! Pouvons-nous compter nous réunir quatre familles ensemble ? Serait-ce même indiqué ? Ne serait-ce pas la pagaille ? Quand on est trop nombreux, sans que personne ne soit absolument le chef de la tribu, cela ne va pas sans frictions, sans déceptions. Si nous devons nous réunir, il vaudrait peut-être mieux faire deux popotes. Et qui avec qui ? L'affaire demande réflexion. Cela ne vous empêche pas, au contraire, de commencer les recherches.
C'est bien convenu qu'à partir de mai je t'enverrai 300 F par mois pour les enfants. Je te remercie amplement pour l'hospitalité gratuite que tu as offerte à nos rejetons jusqu'à maintenant. Néanmoins, nous comptons bien que tu nous diras bien ce que nous te devons pour les dépenses que vous avez dû faire : chapeaux, souliers, etc...
Jane vous remercie pour les patrons. Vous ne nous parlez jamais de la TSF de Marthe. Quand à nos soeurs, elles doivent exagérer les soins pour nos enfants, car elles ne trouvent jamais une minute pour nous écrire ! C'est toujours toi. D'ailleurs tes lettres sont délicieuses et nous émeuvent toujours. L'oncle Gabriel m'a encore dit combien tu étais alerte et pleine d'entrain. C'est très bien, mais ne néglige aucune précaution. Nous avons tellement besoin de toi !
Voilà, maintenant nous allons nous promener. Nous vous souhaitons beaucoup de beau temps, de bon air et de bon soleil. En ce moment, vous devez être dans les lilas. Bientôt les cerises et nous arrivons. Nous embrassons tendrement nos enfants, les marraines et Grand-Mère.
Henri
Suzy fait-elle des progrès en lecture ?"