lundi 29 mars 2010

25 avril 1937 : Des projets


"Ma chère Maman,

C'est moi qui écris, pour une fois. Ce n'est pas que j'aie beaucoup d'idées, mais Jane vient de me dire que le temps lui manquait et que moi, précisément, j'en avais à ne savoir qu'en faire. Il est vrai que, depuis les 40 heures, je dispose de deux dimanches au lieu d'un (1) et il faut bien avouer que cela enlève bien des excuses.
Donc je viens répondre à ta lettre d'il y a 8 jours et je t'informe d'abord qu'il ne reste pas trace de tous nos rhumes. Ces rhumes étaient dus, évidemment, au soleil printanier un peu exagéré par instants. Nous avons eu somme toute un bon hiver, tout le contraire de celui qui nous était prédit. Nous n'avons brûlé que 300 kg de boulets et 300 kg de coke, environ. Je pense que de votre côté vous n'avez pas atteint votre formidable consommations des années précédentes, et que vous jouissez en ce moment de ce délicieux printemps lyonnais (l'unique saison acceptable dirais-je si je n'avais peur de te faire de la peine). Tant mieux si vous profitez du jardin et en faites profiter les petits Vincent, Biass et Cie.
Nous avons appris avec plaisir que vous avez reloué cette maison de Grandris et nous avons bien le projet d'en profiter le plus possible. Voici quels sont nos projets : tâcher de vous envoyer Jean un peu d'avance et de vous le laisser jusqu'à octobre, ensuite que Jane parte un peu avant moi et revienne un peu après, et enfin que j'y passe le plus de temps possible. Je n'ai plus l'intention de passer un examen en juillet, remettant cette épreuve au moment où je serai dans l'administration, et ayant pris un peu de bouteille : c'est-à-dire dans neuf mois, dans un an ? Donc, mes vacances ne seront pas hypothéquées cette fois. Leur date ? je ne sais pas encore. La Cie PLM nous a proposé du 1er au 15 septembre mais nous avons réagi vigoureusement et demandé du 1er au 15 août (il s'agit de prendre le congé tout le personnel ensemble). Cette date restant en suspens, nous n'en caressons pas moins notre projet d'aller revoir nos parents de Paris et d'y rester (selon nos finances) 3-4-5 jours. Je comprendrais la chose de cette façon : Jane et les enfants arrivant à Perrache pour monter dans le train m'amenant de Nice. Il est pénible de ne pouvoir vous inviter à en faire autant (à moins que vous n'ayez une cagnotte !). Nous pensons pouvoir loger les enfants chez les Parents, et quant à nous deux aller à l'hôtel. Étant donné qu'ils ne manqueront pas, les hôtels, de majorer d'une façon ou d'une autre leurs prix, nous ne pourrons nous payer ce luxe longtemps. Je me propose de demander à tout hasard un billet à demi-tarif pour Jane et les enfants pour le trajet Lyon-Paris et retour. Il est naturel que nous tâcherons de voir le plus possible l'exposition (2). Verrons-nous les Meudoniens ? Il est presque sûr que non et la série continue : je ne suis jamais entré chez mon frère !
En ce qui concerne ma future entrée dans l'administration, je vais être "classé" dans quelques jours, c-à-d qu'on va me donner un numéro d'ordre pour les vacances pouvant se produire (ce numéro classe les candidats en tenant compte de leurs notes à l'examen, de leur degré d'invalidité, du nombre de leurs enfants...). Il est vraisemblable, vu le peu de candidatures, que j'aurai un numéro favorable. Ensuite on me demandera quels sont les départements où je désire être nommé et je répondrai : Alpes-Mmes (sauf littoral) et Basses-Alpes, car je me méfie du reste de la Provence où souffle le mistral. Étant donné que l'emploi en question est un emploi de bureau et qu'il n'est pas question de me détacher dans un chef-lieu de canton (comme c'est le cas pour l'emploi supérieur), je pense qu'on ne saurait m'envoyer que dans les "villes" suivantes : Grasse, Digne, Forcalquier, Barcelonnette. Je classe ces villes par l'ordre de notre préférence, Grasse étant le paradis et Barcelonnette me semblant inacceptable étant donné son altitude exagérée (1 132 m). Quant à Digne (altitude 608 m) et à Forcalquier (550 m), elles sont à proximité de la ligne Marseille - Grenoble - Lyon et c'est à considérer. Je ne puis rien dire de sûr au sujet de la date de ma nomination ; quand je parle de l'automne c'est suivant le pronostic des gens de l'administration.
Maintenant que j'ai répondu à tes questions à ce sujet, je te dirai que nous n'avons pas revu André depuis Pâques. Il avait bien parlé de venir nous voir, mais je crois que c'est encore nous qui nous déplacerons, un de ces dimanches, sans faire encore de projet. Nous sommes contents de savoir que le petit Pierre va bien et que son papa se promène de ci de là avant d'atterrir à Châtel-Guyon. C'est cette vie qui lui convient, et il est triste de voir qu'il se surmène, par patriotisme, dans son bureau, alors que tant d'autres dans l'armée ont la vie si douce. Il existe un juste milieu qu'il devrait bien se résigner à accepter - ne serait-ce que dans l'intérêt de sa famille. Nous avons bien reçu les dragées et négligé de remercier. Jane vient d'écrire à Germaine pour le faire. Maintenant, en ce qui concerne le 4ème galon du Kozak, et qui devait arriver avec le fils, qu'en est-il ? Savez-vous quelque chose ?
J'ai envoyé hier un petit pacet (sic) contenant les ferrures pour rallonger les bras de la voiture de poupée. Suzy dira que son père s'occupe bien peu d'elle, mettant 4 mois à répondre à une requête aussi simple. Elle a, je reconnais, quelque droit à le penser : il faudra lui dire que je m'habitue au fonctionnarisme. Marie-Louise aura tout de suite fait le petit montage en question et point n'est besoin d'explications. Seulement Suzy n'a-t-elle pas grandi et ne faut-il pas déjà commencer de nouvelles ferrures ?
Nous nous languissons d'attendre encore plusieurs mois avant la réunion. A ce moment-là Suzy aura eu sa 1ère distribution de prix, emportant son honorable petite part, je veux l'espérer.
Jean continue à apprendre et il y met un peu plus de goût : lisant les noms des villas sur son chemin, cherchant à composer des mots et écrivant tout seul dans son coin : LA FEAME par exemple (pour la femme) et dessinant un ange avec des "commencements d'ailes". Voici une photo, encore un chef-d'oeuvre (3) : Jean et sa ville natale, avec le Paillon et la gare St Roch, la mer et le ciel, merveille de contraste et d'abruptesse.
Il va sans dire que nous utilisons nos vacances hebdomadaires au mieux et faisons de belles promenades, pas très loin, mais le plus haut possible et au besoin en nous servant de la bagnole, encore une fois ressuscitée.
J'espère que cette lettre te trouvera en bonne forme et faisant des projets pour Grandris, sans trop t'occuper de la guerre. Est-ce qu'avant 1914 la menace n'était pas là pareillement et se faisait-on autant de tourment ? on vivait !
Sur ce, avec nos bénédictions à Suzy, nous vous embrassons, chère mère et chères soeurs, de tout coeur.
Henri"


(1) samedi + dimanche (loi du 21 juin 1936 sur la semaine de 40 heures)
(2) l'Exposition Internationale de 1937
(3) je n'ai pas cette photo

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