dimanche 21 décembre 2008

3 juillet 1933 : Beaucoup de points d'interrogation

"Chères marraines,
Merci à maman pour sa longue lettre. J'attends toujours avidement des nouvelles, surtout en ce moment où la pensée des vacances nous intéresse tant.
Vous avez bien fait de vous adresser au docteur Laroyenne ; son avis ne peut qu'être très sérieux, et nous sommes tranquilles en pensant que les petits sont entre les mains de ce spécialiste. Combien impatiemment nous allons attendre, maintenant, le résultat de cette visite. Je vous demande, chère maman, de nous envoyer un petit mot le plus tôt que vous pourrez. Espérons que le docteur ne verra pas d'inconvénient à pratiquer ce vaccin.
Marie-Louise et Marthe, en les y conduisant, voudraient-elles bien lui dire que je tiens beaucoup à reprendre un des enfants au mois de septembre ; il faudrait qu'il sache aussi que je ne tousse pas depuis 4 mois, ne crache jamais non plus ; mais que mon docteur dit que le vaccin serait une sécurité pour les enfants lorsque je serai enrhumée. (Je n'ai jamais plus de 37,4 de température, et, le plus souvent, j'ai 37 m et 37,2 s.)
Pourvu que la chaleur ne vienne pas trop vite ! Ici on est bien, mais il fait plus chaud depuis 3 jours. Je sors le matin vers 9 heures et un moment l'après-midi vers 4 ou 5h.
Quel souci que cette location si difficile à trouver ! Craponne, bien sûr, ce n'est pas le rêve, et s'il faut emporter les lits et la vaisselle, c'est ennuyeux et coûteux ! Pourquoi ne chercheriez-vous pas plus loin de Lyon, afin d'augmenter les chances ? Henri me disait hier : "J'ai envie d'écrire aux marraines que, plutôt que de louer cette maison à Craponne, elles pourraient envisager de venir à Sclos, chez nous, où on a tout ce qu'il faut pour se loger tous. N'ayant pas de location à payer, elles pourraient s'offrir un voyage des plus confortables. Et ici, la chaleur est supportable. Il y a des bois de pins tout près et beaucoup d'ombre, et il pleut rarement l'été !".
Je lui ai répondu que son idée était excellente, et que bien souvent j'enrage de penser que vous êtes à Montchat pendant qu'il fait si bon ici, et que c'est trop grand pour nous. Seulement il y a la question du vaccin, ou plutôt la séparation qui devra avoir lieu entre les enfants et moi après le vaccin... Pensez-y.
Avez-vous vu François ? Il a envoyé une carte à Henri avant de quitter Madrid, disant qu'il pensait être à Lyon le 2, après avoir vu femme et fille.
Avez-vous reçu les petites robes ? Vont-elles ? Et les costumes pour Jean ? Peut-être les mettent-ils déjà, s'il fait assez chaud. J'ai de la laine bleu pâle pour tricoter un costume pour Jean bientôt. Après cela, j'espère qu'ils seront montés pour un moment. Mais s'il leur manque quelque chose, il faut me le dire. Je pense leur refaire bientôt des chemises. Que met Jean la nuit ? Le pyjama n'est-il pas devenu trop juste ? Et qu'a donné la dernière pesée?
Comment va l'appétit ? Suzie a-t-elle encore des vers ? J'ai entendu parler d'un remède de "bonne femme" qui a guéri un enfant de convulsions occasionnées par les vers : une cuillérée à bouche de pétrole raffiné. A l'occasion, voudriez-vous essayer de demander au docteur ce qu'il en pense, si ça ne peut pas faire de mal ? Comme ce doit être très mauvais à prendre, il y a un moyen, c'est d'attendre que l'enfant soit sur le point de s'endormir, et de lui dire : "Tiens, bois ce bon sirop..."
Je vais vous faire frémir, mais si je savais que ce soit inoffensif, j'essaierais.
Mangent-ils bien le légume ? Jean s'y habitue-t-il ? Je vous recommande toujours les carottes et les bouillons avec beaucoup de légumes dedans.
Je voudrais tant admirer les progrès du petit. C'est bien dur pour moi d'être ainsi séparée d'eux, et sans pouvoir fixer encore une date de revoir. Et je trouve les journées longues, n'ayant personne à voir. Mme Varadis est partie. Mme Bailet est occupée avec son hôtel, et il y a beaucoup de commères que j'évite.
André nous a écrit. Il ne sait pas encore quand il pourra venir, mais cette fois il téléphonera. Il ne parle plus d'aller à Lyon. Il paraît qu'Hélène [Dumas, épouse Lavaux] aurait l'intention de venir passer le mois de septembre chez lui. Elle lui ferait la cuisine, ce qui paraît être agréable à André. Elle demande si nous lui prêterions 2 lits et des chaises. J'ai répondu que oui.
Odette, qu'Henri a vue samedi, trouve qu'Hélène serait mieux à Nice, en prenant une chambre dehors, et ses repas chez elle avec Thérèse. Parce qu'elle dit qu'Hélène s'imagine peut-être pouvoir passer une partie de ses journées sur la plage de Juan-les-Pins. Mais c'est à 4 km environ, et André n'aurait pas toujours le temps de voiturer la famille.
Henri n'a pas vu Gabriel. Il était allé à Juan-les-Pins, et pensait trouver André pour déjeuner avec lui. Le patron de la maison "Lutrana" est venu de Paris pour voir Gabriel et l'engager à rester dans la maison. Il lui a fait des concessions, et lui fera vendre d'autre machines en plus des balances. Ils patientent donc, en attendant mieux.
Je n'ai pas de nouvelles récentes de mes parents. Et Germaine, a-t-elle bientôt fini sa cure ? Le temps doit lui sembler long. (Je suis étonnée qu'elle ne m'ait jamais envoyé un mot depuis que je suis fatiguée. Peut-être trouve-t-elle, de sont côté, que je suis bien silencieuse... ? Henri me dit que ce n'est pas à moi à lui écrire. Les rapports entre belles-soeurs sont peu chauds...)
Et voilà, chères marraines, un long bavardage terminé. J'espère que ma lettre, mise demain matin par Henri, vous arrivera jeudi matin, pas plus tard. Ici, les lettres arrivent moins vite qu'à Vence, et nous n'avons qu'une distribution.
J'ai fait une provision de tilleul dans notre jardin. Si ça pouvait empêcher les rhumes de venir !
Au revoir, à bientôt des nouvelles, nous vous envoyons de bons baisers, et vous chargeons d'embrasser les petits bien tendrement.
Jane"

dimanche 14 décembre 2008

3 juin 1933 : Henri est à Lyon pour l'Ascension

"Chères marraines,
Je pense bien à vous tous, à la réunion tant désirée, à l'arrivée de mon homme et à sa joie. Il me tarde de savoir comment les petits l'auront accueilli. Je souffre bien de ne pouvoir être avec vous aussi...
Henri me racontera beaucoup de choses intéressantes lundi. Je pense que les François sont arrivés, et que personne n'est fatigué du voyage. Henri n'aura pas beaucoup de temps pour se reposer. J'insistais pour qu'il voyage lundi, et couche le soir chez les Gab, mais il n'aime pas voyager de jour.
Je reçois ce matin la réponse du docteur Mazet à qui je venais d'écrire pour lui dire nos craintes au sujet du vaccin. Voici donc sa réponse (1), et j'estime qu'après cela, il ne faut plus s'inquiéter des dires de Pierre ou Paul. C'est mon avis, c'est celui d'Henri aussi. Il était partisan d'agir dans ce sens si le docteur Mazet nous assurait de la réussite de ce vaccin.
Donc, faire faire une 2ème cuti-réaction, et si elle est toujours négative, faire le vaccin en se conformant exactement aux indications écrites sur la lettre du Dr Mazet. Tante Henriette nous offrait de nous recommander à un professeur de Lyon pour avoir son avis. C'est encore un écorcheur qui demande 2 ou 300 F pour une visite...
J'ai reçu hier de bonnes nouvelles de Paris. Papa, n'ayant pas reçu de nouvelles de Mme Hanau, a recommencé à travailler au syndic de faillite où il avait été déjà. Mes parents et les Grethen partent aujourd'hui à Lisieux, chez les Herrembrod, où il resteront 2 jours.
Je suis bien à l'hôtel, le temps passera plus vite jusqu'à lundi.
Je termine vite pour ne pas manquer le facteur. Au revoir, chères marraines, je vous embrasse tous bien tendrement.
Le meilleur à mes petits chéris. Peut-être qu'à la fin du mois prochain, je pourrai enfin les voir.
Jane"

(1) perdue

5 mai 1933 : Avis contradictoires

"Chères marraines,
Merci de votre longue lettre, et de tous les détails que vous nous donnez sur nos petits. Nous espérons que toutes ces histoires, pratiquées sur leurs pauvres corps, n'amèneront que de bons résultats.
Pour ma part, je ne sais plus bien ce qu'il faut croire dans tout ça. Mon docteur me dit : "Faites faire ce vaccin". Et ce n'est pourtant pas une "nouille"... Ensuite mes parents, nos marraines nous mettent en garde contre. Et je reçois aussi une lettre de Tante Henriette qui se tracasse au sujet de ce vaccin, disant : "Vacciner Suzie, à son âge, alors qu'elle a déjà été en contact avec tant de microbes, me surprend. J'ai vu vacciner des enfants à la naissance (dans les huit premiers jours), j'ignorais qu'on pût le faire plus tard. A Lyon, il doit y avoir des fondations anti-tuberculeuses, dispensaires d'hygiène ou autres, qu'on demande l'avis d'un spécialiste, cela me semble plus sage. Souhaitons d'ailleurs que la cuti soit positive, l'enfant se sera vaccinée toute seule, et il ne faudra plus que du bon air et de la bonne hygiène pendant 1 ou 2 ans."
Je n'y comprends plus grand'chose. Au diable toute cette médecine. La campagne, voilà le sauveur.
Tante Henriette, dans une précédente lettre, me disait, au contraire : "Si la cuti est négative, tout va bien." Je pense qu'elle dit cela maintenant parce qu'elle s'effraie de ce vaccin. Et pourtant, s'il était sans danger, et me permettre de reprendre Suzie en septembre ou avant, et qu'elle puisse passer l'hiver au bon air, où nous serons sans doute ?...
J'espère que ma lettre vous arrivera avant le 10. Henri la mettra à Nice demain matin.
Je suis contente que le tricot et les chemises aient été bien accueillis. Je n'avais pas de boutons pour la veste et j'ai pensé que vous en trouveriez peut-être dans quelque boîte. Songez que je suis dans un pays un peu perdu, que les lettres mettent 2 ou 3 jours pour arriver.
J'ai donc quitté l'hôtel hier matin seulement, parce que nous n'avions pas reçu nos malles de St Roch.
Maintenant, nous sommes installés, n'attendant plus que quelques casseroles et autres choses, expédiées par André.
J'ai une femme qui fait l'affaire pour le ménage. Elle reste environ 2 heures, le matin. Et je n'ai pas grand'chose à faire : cuisine, promenades, chaise-longue, tricot. L'épicerie est heureusement à côté, et je vais chercher des légumes à l'hôtel, chez Mme Bailet, toujours bien aimable.
Henri est venu hier à 4 h, sur sa moto. Elle marche pas mal, il dit n'être pas secoué. Je souhaite vivement que tous ces trajets ne le fatiguent pas trop. Demain, il ira encore déjeuner chez Odette.
J'ai eu de bonnes nouvelles de Paris. Papa et Maman sont à La Bretêche depuis hier, pour 8 jours, si Mme Hanau n'appelle pas avant.
Avez-vous eu des détails sur le mariage d'Odette Mouterde ? Savez-vous où se cachent les tourtereaux ? C'est beau d'être jeunes et sans soucis !
Au revoir, chères marraines. Nous vous embrassons tendrement tous les cinq, et attendons anxieusement la prochaine lettre annoncée.
Jane

Henri a envoyé hier un mandat-carte de 300 F à Maman. C'est pour le mois de mai. Pour les soins aux enfants, tenez bien compte des dépenses. La feuille que j'ai envoyée (pour les assurances sociales) est pour l'opération des végétations. Elle est valable pour 15 jours à partir de la date inscrite. Donc, elle doit être maintenant périmée. Le chirurgien pourrait antidater son opération. Sinon, renvoyez-nous cette feuille n'ayant pas servi et je vous en enverrai une autre en échange. Quel business ! Je vous embrasse bien, chères Marraines, et les enfants aussi. Les cerises sont-elles bientôt mûres ? Y en aura-t-il pour la Pentecôte ?
Henri"

dimanche 7 décembre 2008

30 avril 1933 : Jane s'interroge

"Merci, chère maman, de votre longue lettre reçue ce matin. Nous avons été contents de recevoir des nouvelles deux jours de suite, c'était inespéré. Nous espérons que les enfants vont toujours bien, malgré le temps un peu maussade.
Peut-être êtes-vous fixées maintenant quant à la date de l'opération (1) Je serai contente d'apprendre que tout va bien, et que la pauvre gosse n'a pas été trop malheureuse, avant et après. Et j'espère que les bonnes tantes ne s'en verront pas trop pour la raisonner et la consoler. Le docteur Durand a-t-il fait la cuti-réaction ? J'aurais aimé que vous la fassiez faire à tous les deux, et le vaccin aussi, le plus tôt possible, comme me l'a conseillé le docteur Mazet en qui j'ai bien confiance. Cela nous permettrait de reprendre Suzie après la Pentecôte, puisqu'il faut attendre un mois après le vaccin et cette "reprise". Ce vaccin est sûrement inoffensif, sans quoi le docteur ne m'aurait pas dit : "faites-les vacciner". Mais il se peut que le docteur Durand soit un peu méfiant, comme étant d'idées moins avancées...
Je sais bien que tout ce que vous faites est très bien, mais il ne faut pas avoir trop de craintes.
Me voici donc bien habituée ici. Le pays est très joli, c'est tout-à-fait campagne, très verdoyant en ce moment, avec des pins et des oliviers en masse. Je suis bien à l'hôtel, en attendant que notre maison soit libre. Peut-être demain... Les locataires ont bien promis de s'en aller demain au plus tard, mais ce sont des gens en qui on n'a pas bien confiance. La propriétaire les chasse parce qu'ils ne paient pas leur loyer depuis plusieurs mois. Ils doivent aussi une grosse somme à l'épicier, et on ne peut pas grand'chose contre eux, parce qu'ils assurent qu'ils n'ont pas d'argent. Et ce sont des gens distingués (avocats belges), sans travail et mal portants, avec deux enfants.
Il me tarde d'être à demain pour aller voir la propriétaire et savoir si on peut entrer et désinfecter. Henri sera encore là demain, le 1er mai, jusqu'à mardi matin. Il est arrivé hier soir à 6 heures. Ce matin il a fait très beau, on s'est bien promené. Cet après-midi, il est tombé pas mal d'eau, ce soir il refait beau.
André nous est arrivé par surprise à midi 1/2, et on a déjeuné et passé un bon moment ensemble. Il a mis 1 h 1/2 en marchant bien (je veux dire dans sa bagnole...). On a fait une promenade entre deux averses, et il est reparti à 6 heures. Le pauvre travaille beaucoup. Il n'a pas arrêté pour les fêtes de Pâques. Mais il a bonne mine. Il pense bien aller aussi à Lyon pour Pentecôte.
Avez-vous de bonnes nouvelles des François ? Je crois qu'ils doivent déjeuner à St Mandé avec les Grethen, un de ces dimanches.
J'attends une lettre de mes parents. Papa doit être en congé à partir d'aujourd'hui, en attendant de prendre son nouveau poste. (2)
Maman pense bien aller en vacances avec vous et nous. Vous ai-je dit que papa avait consulté un docteur de St Mandé, et qu'il l'a rassuré quant à sa toux persistante. Il a dit que c'était maintenant du catarrhe bronchiteux qui serait toujours plus ou moins chronique.
Et avez-vous une location en vue pour les vacances, chère maman ? J'y pense, parce que c'est pour moi l'espoir de retrouver mon petit Jean, et combien changé en 5 ou 6 mois ! J'espère que Suzie pourra venir ici avant. Ce serait bon pour elle, et pour nous deux aussi, d'autant plus que cette campagne est peu distrayante, et que c'est la grande solitude.
En ce moment, je ne m'ennuie pas, parce que la patronne, Madame Bailet, est une très gentille jeune femme, très bonne. Et il y a aussi une dame hongroise, venue de Paris pour se reposer. Nous nous promenons ensemble. Je tricote une veste en laine pour Suzie. Je vais vous envoyer celle pour Jean, avec deux chemises pour Suzie. Je lui en ferai d'autres un peu plus tard.
Au revoir, chères marraines, je vous embrasse bien tendrement, pour mon homme aussi qui est là, à côté de moi, en train de regarder une fois de plus, avec amour, la photo de ses bambins tirée pas Marthe. Les deux minois éveillés sont bien attendrissants et intéressants pour les parents en pénitences que nous sommes.
A bientôt des nouvelles toujours les bienvenues. Gros baisers aux deux têtes bouclées.
Jane
Qui est-ce qui a la corvée de démêler la perruque blonde ? Ne pensez-vous pas qu'il serait bon de la raccourcir un peu avant les chaleurs, pour elle et pour vous ?

Mais laquelle des Marraines porterait les ciseaux sacrilèges dans la forêt magnifique de ses cheveux ? Je vous embrasse, me joignant à Jane, pour vous remercier encore de ce que vous faites pour nos petits, qui ont si bel aspect.
Henri"


(1) Il est prévu de faire opérer Suzie des végétations. L'autre grande question concerne la cuti-réaction et le BCG, que le docteur Mazet (pneumologue à Nice) a préconisé.
(2) "Papa quitte la banque à la fin de ce mois, mais Mme Hanau lui fait une situation dans une nouvelle affaire qu'elle va monter dans le courant de mai." (lettre du 23 avril 1933 de Jane aux Marraines)

mardi 2 décembre 2008

17 avril 1933 : Henri fait des combinaisons

"Ma chère Maman,
C'est le matin du lundi de Pâques. Jane est encore au lit pour un moment. Elle tricote une veste pour le petit Jean, d'après ton patron, je crois. Ensuite, nous irons nous promener, car il fait un temps magnifique. Comme hier, d'ailleurs. Nous n'avons pas encore vu André, mais nous espérons bien qu'il arrivera dans la journée. Et vous, de votre côté, serez-vous sortis ? montés à St Cyr ? ou aurez-vous reçu ce qui reste de Dumas à Lyon ? Les parents Dumas sont arrivés en bonne forme ici et n'ont pas tardé à s'ébattre dans le paysage. Samedi même, ils sont allés voir André dans la bagnole de Gab. Aujourd'hui je sais qu'ils avait le projet de faire un pic-nique (sique) quelque part sur la grande corniche, en passant par la Turbie, Monaco, Menton, la frontière italienne.
Malgré les insistances et les combinaisons d'Odette, je n'ai pas voulu coucher chez eux pendant le séjour des parents. Il aurait fallu que je dorme sur un divan dans la salle à manger, cela aurait écourté leur veillée, leur bridge, et certainement aussi mon sommeil. J'ai donc porté mes draps chez les Mouterde. On ne sort jamais de ce cercle : Dumas - Mouterde - Reignier.
A la boîte, j'ai travaillé samedi après-midi jusqu'à 7 h 1/2 et j'avais fait beaucoup d'heures supplémentaires la semaine précédente. C'est ce qui me permettra d'ailleurs de prendre deux ou trois jours de congé quand nous nous installerons à Sclos de Contes. En passant, et pour répondre à ta question, voici le genre de travail que je fais en ce moment : je suis chargé de l'entretien de l'usine, c'est à dire que je fais des modifications aux bâtiments, à l'outillage, et c'est ce qui me conduit à travailler en dehors des heures pour ne pas gêner le personnel et n'être pas gêné par lui. Samedi, par exemple, j'ai fait faire un mur à un endroit très passager. Mardi matin, à la reprise du travail, le mur sera sec. C'est un travail un peu moins monotone que celui des voitures, et qui me met davantage en vedette et bon pour les engueulades. Il faut toujours faire de bonne cuisine avec peu d'argent, surtout quand on puise dans la caisse des frais généraux. La situation de l'usine est toujours la même depuis deux ans, travail diminué de moitié. Je ne crois pas que cela s'aggrave davantage.
Donc, j'ai obtenu la promesse formelle de location pour cette maison de Sclos. C'est la seule qui me plaisait et je crois que c'est bien ce qu'il nous faut. Le malheur est que les locataires, insolvables, qui l'occupent en ce moment, ont promis de partir dans le courant du mois, sans préciser le jour. Voici donc ce que nous allons faire : Dans le courant de cette semaine, je verserai la moitié du prix de la location pour me donner le droit absolu d'occuper le maison au 1er mai. Samedi 22, j'installerai Jane à l'hôtel-pension de Sclos. A son passage à Nice, elle verra son docteur, les parents Dumas, et fera l'acquisition d'un chapeau de paille à 1 F 75, etc... La pension de Sclos doit être déserte en ce moment, la patronne est sympathique. Jane n'y sera pas mal pour quelques jours. Je passerai le dimanche 23 avec elle. Ensuite, en prévision que les locataires tarderont à partir, jusqu'à la fin du moi je peux rester à Nice, chez les Dumas. Quand j'aurai les clefs de la maison de Sclos, nous n'y entrerons pas tout de suite. Il faudra aérer, désinfecter (on ne sait jamais) et installer tout pour que Jane n'ait pas de peine en arrivant.
A Sclos elle trouvera facilement une femme de ménage pour deux ou trois heures par jour. La maison voisine est un magasin de campagne : épicerie, boulangerie, bureau de tabac, téléphone, station d'autocar, etc... On y fera cuire des plats au four. Autrement, nous aurons un réchaud à gaz d'essence. Les bouchers passent plusieurs fois par semaine. On trouve oeufs et lait sur place, les légumes arrivent (de Nice) tous les jours.
Pour moi je prendrai l'autocar qui passe à la porte de l'usine et doit me déposer en 35 à 40 minutes à l'embranchement de la route qui dessert Sclos. Là, dans un café, j'aurai une moto qui me fera faire en 10 minutes ou 1/4 d'heure la montée de 4 km. En sortant à 5 h 1/2 je dois arriver à 7 h, ou même avant, à Sclos. Le matin, même combinaison en sens inverse. Je partirai à 6 h pour être au travail à 7 h. Ma dépense doit être de 130 à 140 F par mois. Une petite voiture aurait été plus engageante, mais il faut bien compter une dépense d'entretien double. Et une perte plus considérable lors de la revente. Tandis que si j'achète la moto que j'ai en vue, à 600 F, combien pourrai-je perdre en la bazardant dans 6 mois ? Deux cents francs, en mettant les choses au pire.
Je te remercie bien pour l'idée que tu as eue de me transmettre tout de suite l'argent en question pour acheter une voiture. Je puis m'en passer pour le dépenser, strictement, à l'heure actuelle. Mais j'accepte volontiers le virement de cette somme dans mes réserves, sous la condition que je t'en servirai l'intérêt que me donnera la Caisse d'Epargne. Et sous la condition aussi que mes frères et soeurs soient consentants. Cette somme, avec ce que nous avons en titres, peut nous servir un jour ou l'autre à acheter un bureau de tabac dans quelque chef lieu de canton (des Basses-Alpes ?). Si le revenu de ce bureau de tabac nous assurait simplement le pain quotidien, je pourrais avoir une autre occupation à côté, à domicile, comptabilité ou travaux pour entrepreneurs. C'est une question que je pourrai bien chercher à éclaircir cet été pendant mes vacances. Auparavant, quand sera passée cette période d'installation à Sclos, je m'occuperai d'un autre projet : trouver du travail à Cagnes-sur-Mer (à 10 km de Vence) et installer toute la famille à Vence, qui est décidément un pays délicieux et salutaire.
Et vous, chères Marraines, avez-vous commencé vos recherches pour une villégiature ? Si vous pouviez venir à Sclos ! Il y aurait de quoi vous loger et une belle campagne pour respirer le bon air. Seulement, ce voyage serait bien fatigant pour toi. Et que deviendraient mes beaux-parents dans la combinaison ? Il y a bien cet hôtel-pension, mais on y fait la cuisine niçoise, et le prix de 25 F par jour par personne interdirait peut-être un long séjour, et vivre dans un hôtel n'est pas très réjouissant.
La question se complique encore avec la famille Kozak ! Pouvons-nous compter nous réunir quatre familles ensemble ? Serait-ce même indiqué ? Ne serait-ce pas la pagaille ? Quand on est trop nombreux, sans que personne ne soit absolument le chef de la tribu, cela ne va pas sans frictions, sans déceptions. Si nous devons nous réunir, il vaudrait peut-être mieux faire deux popotes. Et qui avec qui ? L'affaire demande réflexion. Cela ne vous empêche pas, au contraire, de commencer les recherches.
C'est bien convenu qu'à partir de mai je t'enverrai 300 F par mois pour les enfants. Je te remercie amplement pour l'hospitalité gratuite que tu as offerte à nos rejetons jusqu'à maintenant. Néanmoins, nous comptons bien que tu nous diras bien ce que nous te devons pour les dépenses que vous avez dû faire : chapeaux, souliers, etc...
Jane vous remercie pour les patrons. Vous ne nous parlez jamais de la TSF de Marthe. Quand à nos soeurs, elles doivent exagérer les soins pour nos enfants, car elles ne trouvent jamais une minute pour nous écrire ! C'est toujours toi. D'ailleurs tes lettres sont délicieuses et nous émeuvent toujours. L'oncle Gabriel m'a encore dit combien tu étais alerte et pleine d'entrain. C'est très bien, mais ne néglige aucune précaution. Nous avons tellement besoin de toi !
Voilà, maintenant nous allons nous promener. Nous vous souhaitons beaucoup de beau temps, de bon air et de bon soleil. En ce moment, vous devez être dans les lilas. Bientôt les cerises et nous arrivons. Nous embrassons tendrement nos enfants, les marraines et Grand-Mère.
Henri
Suzy fait-elle des progrès en lecture ?"

mercredi 26 novembre 2008

16 mars 1933 : Cafard et incertitudes

"Merci, chère maman, pour votre longue lettre et tous les détails que vous me donnez sur les petits. Je vous remercie toutes trois de tout mon coeur pour tous les soins dont vous les entourez sans cesse.
J'espère que le rhume de Jean est fini, et qu'ils ont bonne mine tous les deux. Si le petit mange aussi bien, et de la farine jaune, il va devenir superbe. Suzie aime-t-elle aussi la farine jaune ? Si elle pouvait en prendre le matin, j'en serais contente.
Avez-vous beau temps toujours ? Ici, depuis presque deux semaines, c'est le printemps. Il a seulement plu un peu hier tantôt, et ma promenade n'a pu avoir lieu. Heureusement que Mme Toledano, la maîtresse de maison, est bien gentille et très gaie. Aussi, nous passons de bons moments ensemble à faire du tricot, avec une jeune fille pensionnaire.
Je viens de terminer mon pull-over, et je vais en refaire un qui est trop large. Ensuite j'en commencerai un pour Odette qui est vraiment aux petits soins pour mon homme. C'en est touchant. Elle va même jusqu'à lui repriser ses chaussettes, malgré nos objections...
Les Gab sont venus nous voir dimanche. On a fait un tour ensemble jusqu'à Tourettes, village situé entre Vence et Grasse. Mais le vent était frais, aussi le pauvre Gab a ramené un torticolis à Nice.
Quant à moi, ça va toujours. Je reste davantage dehors, je peux même tricoter sur un pliant à l'ombre. Les journées sont un peu moins mornes comme cela, mais le cafard voyage quand même, et il y a des moments bien pénibles. Mes petits me manquent bien, et je me demande quand je pourrai les revoir. J'espère au mois d'août, si je continue à aller bien. Et je voudrais bien pouvoir reprendre Suzie à l'automne, parce que c'est elle qui me donnera le moins de peine, et c'est peut-être elle la plus délicate des deux. Que pensez-vous de lui faire enlever ces végétations avant les vacances ? Ce sera dans doute une grosse dépense, mais c'est nécessaire, et puis j'ai reçu hier un billet de 500 F, remis à Maman par Mme Petit, une amie de Grand-mère, des gens riches et très bons. J'ai pensé que je pourrais le destiner à ces soins, pour la santé de ma petite.
Henri m'a téléphoné hier à 2 heures ; il viendra ce soir, entre 7 et 8 h, après être allé à Sclos de Contes, un pays à 20 km de Nice, à 450 m d'altitude. Il paraît que l'air y est très bon. Mais ce n'est pas sur la ligne du chemin de fer, et je ne vois pas ça très bien, car ces voyages en car sont bien fatigants. Henri est allé à Sospel lundi après-midi. Il n'a pas vu grand'chose comme appartements. Il n'y en a qu'un qui pourrait convenir, près de la gare, dans un quartier très sain, au dire du docteur de Sospel, qu'Henri a eu le temps de voir. Il paraît qu'il y a en ce moment de 4 à 5 000 ouvriers logées à Sospel, et occupés aux travaux de fortifications. Cet appartement en question est meublé, 3 pièces et cuisine, 200 F par mois. La personne qui l'occupe nous le sous-louerait si elle se décide à partir, dans quelques semaines.
Que c'est donc difficile d'arranger tout cela. Et pourtant, il faut trouver une autre solution avant le 1er mai. Car Henri ne voudrait pas abuser trop longtemps de la bonne hospitalité des Dumas, et nous préférons aussi nous retrouver tous les jours, et être chez nous. On prendrait une femme de ménage 2 heures par jour, et j'aurais bien peu de choses à faire. Mais ces trajets pour Henri seraient bien fatigants aussi. Seulement, ce serait en attendant d'avoir trouvé un emploi dans un pays convenable.
Ma tante Henriette m'écrit pour m'offrir de faire une démarche à Villard-de-Lans, où elle vient de faire un séjour. Il paraît qu'il y a pas mal de garages là-bas, et des usines dans la région. C'est à 2 h 1/2 de Grenoble, par train électrique, et à 1 000 m au moins, l'air y est excellent.
Tante Henriette me donne des conseils pour les enfants. Je vous enverrai sa lettre, quand Henri me l'aura rapportée. Je fais suivre vos lettres à Henri, quand elles arrivent avant le vendredi.
Vous allez être bien contentes d'avoir les François pendant quelques jours. Et si vous faites des photos, je serai heureuse d'en avoir. Merci d'avance. Vous aller trouver Micky bien changée et bien intéressante. Et je voudrais tant la voir aussi ! Hélas, j'ai de mauvais boulets aux pieds...
Maman m'écrit que Papa est toujours bien enrhumé, et qu'il n'ose pas se reposer, car le travail ne va pas à la banque, et on est inquiet, se demandant si ça va continuer à fermer. Espérons que la mère Hanau saura encore s'en tirer habilement.
Au revoir, chères marraines. Je vais faire mon tour. Je réclame encore des histoires amusantes concernant mes gosses. Embrassez-les tendrement pour moi.
Bons baisers pour vous trois, et aux François, de nous deux.
Jane, Henri
PS : Les enfants ne doivent pas être riches en chaussures, pantoufles, et chaussettes. Dites-nous bien ce que vous achetez, marquez-le.

vendredi 21 novembre 2008

23 février 1933 : Jane se sent moins seule

"Chères marraines,
Merci de me donner aussi souvent des nouvelles de mes petits. C'est toujours un bonheur pour moi que d'entendre parler d'eux, et surtout de connaître les progrès de Jean. Maman (1) me dit qu'elle l'a trouvé bien, et j'en suis bien contente. J'espère que Suzie ne tousse presque plus. Il faudrait un temps meilleur afin qu'elle puisse sortir. Même s'il fait un peu froid, une courte promenade tous les jours lui ferait du bien, si elle est bien habillée.
Maman vous écrira bientôt. Elle a fait un bon voyage. Je la trouve bien. Henri l'attendait au train, ils ont pu causer un bon moment en déjeunant, et elle est arrivée ici à 10 heures, saluée par la neige que nous étions tout surpris de voir tomber pour la 1ère fois de l'hiver. Heureusement, ce matin elle était fondue, et le soleil a tout séché. J'ai pu rouvrir ma fenêtre toute la journée, et nous avons fait deux petites promenades.
Je me sens bien, vous savez que j'ai pris 1 kg 300 en 12 jours ; si ça continue, je vais faire éclater mes robes. Comme autres détails concernant ma personne : je ne tousse pas, mange bien, ai 37,2. En somme, cas peu grave.
Sur les conseils de maman, je fais un peu plus de chaise-longue. C'est la barbe, mais résignons-nous. Maman tient à m'emmener chez le docteur Berthier, de Grasse, qui avait soigné Papa. Nous voulions y aller aujourd'hui, mais le docteur ne pouvait nous recevoir qu'à 4 h 1/2, et le dernier car ou train est à 4 h, pour rentrer. Nous avons donc pris rendez-vous pour mardi à 2 h 1/2.
Maman couche dans une chambre au-dessus de la mienne, ce n'est pas plus cher, et on dort mieux chacune dans son coin.
Elle me charge de vous remercier beaucoup pour votre accueil si affectueux, se demandant où a bien pu coucher Marthe. C'est vrai, au fait, comment avez-vous fait ?
J'attends mon homme, samedi à 3 heures. Il laissera tomber le déménagement (2) et y travaillera mardi tantôt à la place, ce qui lui évitera un voyage ici. Ces trajets en car sont fatigants, et le train met plus longtemps. Et, par comble de malheur, avant-hier, à 4 heures du matin, quatre cars qui faisaient le service de Nice, et des meilleurs, ont pris feu dans un garage situé tout près de la pension. Nous avons eu un spectacle impressionnant, et tout le pays était en émoi.
Et comment allez-vous, chères marraines ? Les enfants ne sont-ils pas très turbulents ? Poussent-ils des cris stridents ? Vous fatiguent-ils ? Je pense que oui, mais sans doute ne voulez-vous pas le dire.
Je suis bien contente d'avoir Maman, le temps passe plus vite, et on a beaucoup de choses à se dire.
Avez-vous de bonnes nouvelles des François ? J'espère que nous verrons André dimanche. Si nous pouvions souper tous les 4 ensemble, ce serait bien bon. Sinon, il faudra qu'Henri reparte à 5 h 1/2 ou 6 heures.
Au revoir, chères marraines. Je vous écrirai après la visite au docteur, à moins que Maman vous apporte elle-même les nouvelles puisqu'elle pense partir mercredi ou jeudi.
Nous vous embrassons bien affectueusement. Merci de bien soigner les enfants que j'embrasse de tout mon vieux coeur.
PS : Pourriez-vous m'envoyer un patron de pull-over à manches courtes pour Jean ? Je lui ferai avec un reste de laine beige et blanche."


(1) Anna est descendue en s'arrêtant à Lyon. Enfin, elle s'est décidée à laisser son mari et sa mère, et à braver les éléments pour venir s'occuper de sa fille. Il est vrai que désormais, Renée est dans les parages.

mercredi 19 novembre 2008

7 février 1933 : Jane prend son mal en patience

Pension "La joie de vivre"
Avenue des Poilus
Vence
"Chères marraines,
Me voilà logée comme une princesse, n'ayant plus qu'à me laisser vivre... Henri a bien fait les choses, trop bien ; et je vais faire tout ce que je pourrai afin de me remplumer le plus vite possible, tout en espérant que nous partions bientôt dans la montagne, tous les deux, faire une bonne cure. Souhaitons qu'Henri trouve un emploi pas trop fatigant, et que peu à peu ça s'arrangera.
Comme vous devez le penser, chères marraines, nous venons de vivre des jours bien douloureux, je vous demande pardon d'être la cause involontaire de cet accident. Évidemment, j'aurais dû me faire aider, et je m'en repends maintenant. Je croyais pouvoir résister, et d'ailleurs, depuis les vacances j'avais bien repris et me sentais moins lasse. Et puis, il y a eu ce déménagement, l'installation, les nettoyages, et ça a craqué. Ça aurait craqué peut-être un peu plus tard, et le mal eut été plus étendu. C'est sans doute ce bain qui a donné l'éveil, et le docteur dit que c'est une bonne chose, car le mal étant pris à temps, il prétend (est-ce un encouragement ?) que dans quelques mois, passés à la campagne ou à la montagne, je serai guérie. Je le crois aussi. Cette grippe a été malencontreuse et m'a un peu aplatie. Depuis, j'ai un peu mal au dos. Mais déjà, depuis ce matin, je ne le sens presque plus. J'espère que ça va disparaître. Je ne tousse pas, mais j'ai toujours une gêne dans le nez et la gorge. Le docteur m'a dit que c'était un peu de laryngite. J'ai négligé de lui en reparler, samedi, quand il m'a fait ma piqûre. Et cela m'ennuie d'aller voir un docteur au hasard ici, pour cela. J'ai entendu dire que dans ce cas, il est bon de se badigeonner le fond de la gorge avec de la teinture d'iode.... ?
Je me demande si je continuerai les sels d'or. J'ai eu un peu mal à l'estomac hier soir, et ce matin un petit dérangement. Le docteur m'avait prévenue qu'il pourrait très bien se faire que j'aie des malaises à la suite de la 1ère piqûre, et que dans ce cas il faudrait cesser le traitement. Et puis, il m'a dit, en me quittant : "Si vous mangez bien et que vous grossissez, il ne sera peut-être pas nécessaire de faire les piqûres". Je prends de l'hémostil, et après la 3ème boîte, j'en prendrai une autre d'ampoules d'hépatrol (chaque ampoule contient 125 g de foie de veau).
Ici, la nourriture est bonne et copieuse. Je n'ai pas encore beaucoup d'appétit, étant à peine remise de ma grippe.
J'espère que les promenades que je fais matin et soir vont me faire grand bien. Le reste du temps, je lis un peu et surtout je travaille pour mes petits. J'ai commencé une culotte en laine pour Jean. Ensuite, je lui ferai des chemises, puis des chemises de nuit pour Suzie ; et j'ai un pull-over à terminer pour Henri, puis du linge à me faire.
Henri m'a téléphoné hier soir à 6 heures, d'un café de St Roch, et je n'ai eu qu'à ouvrir la porte de ma chambre pour lui répondre. Ça m'a fait un grand plaisir. Il m'a dit que les enfants vont mieux, toussent moins, que Jean a bien voulu manger la soupe avec sa marraine et qu'il ne m'a pas trop réclamée. Le pauvre petit m'était si attaché, et j'ai eu bien mal en le quittant.
Il est si mignon avec son joli gazouillis. Quel dommage que j'en sois privée maintenant ! Bientôt vous les verrez. Et je vous suis très reconnaissante pour les soins que vous leur donnerez. Vous êtes notre providence, une fois de plus. J'espère qu'ils ne se taquineront pas trop et et ne vous tourmenteront pas trop. Jean est à un âge qui demande une telle surveillance !
Leur grippe les a un peu maigris, mais j'espère qu'avec les promenades ils reprendront vite leurs belles couleurs. Ils étaient beaux tous les deux, avant. Le docteur m'a même dit : "Vous les soignez trop bien, ces enfants"...
J'espère que Marthe ne s'en verra pas trop pour le voyage. Henri m'a dit qu'il les installerait en 2ème classe. Marthe a hâte de partir, car elle est un peu en souci avec eux. Naturellement il faut les surveiller, les séparer, faire le ménage. Et elle ne veut pas se faire aider. Nous voulions faire venir une femme pour le ménage, elle en était contrariée...
Et maintenant, chères marraines, avant de terminer, je veux vous dire une chose. Il ne faut pas que nos enfants soient un empêchement aux projets que vous pouvez former pour l'avenir de Marie-Louise ou de Marthe. J'ai un bon fonds de santé. Dans quelques mois, je serai en état de reprendre mes enfants, avec une femme de ménage pour ne rien faire de pénible, et en vivant au bon air.
Une autre chose : Sur ma demande, le docteur m'a dit : "Votre mari ne craint absolument rien, il n'est pas besoin de faire deux lits. Naturellement, sagesse dans les rapports, jamais d'autre enfant"... recommandation d'ailleurs inutile.
Ci-joint une vue de la pension. Ma chambre est au midi, elle contient 2 lits, un beau tapis, un bon radiateur, un fauteuil confortable ; à côté est un petit cabinet de toilette avec eau courante chaude et froide, une fenêtre au levant que j'ouvre le matin. Hier il a fait beau. Ce matin, le temps est couvert. S'il ne pleut pas, je ferai ma promenade, voulant surtout être à l'air.
De ma fenêtre de chambre, je vois l'hôtel de la Conque, où il y a 20 ans environ, Papa terminait sa cure.
Il y a ici seulement 4 pensionnaires, je sais que deux sont un peu malades. La maison a été toute réparée au mois d'octobre. On dirait même que personne n'a encore occupé ma chambre ; tout est propre et presque neuf.
Au revoir, chères marraines. Merci pour tout ce que vous ferez pour les enfants. Je sais qu'ils seront choyés, j'espère que vous aurez le courage d'être sévères, et je vous demande de les habituer, petit à petit, à être beaucoup à l'air. Je serai heureuse si vous m'écrivez souvent.
PS : Je serai bien aise de voir la lettre du docteur Laroyenne.
Baisers bien affectueux.
Jane"

dimanche 16 novembre 2008

29 janvier 1933 : Henri fait des plans

"Ma chère Maman,
Ta lettre nous a fait grand bien à tous par les encouragements que tu nous prodigues et l'assurance que tu nous donnes que nous ne serons pas abandonnés. De cela il serait sacrilège de douter, mais cela fait tout de même du bien de se l'entendre répéter.
Nous commençons à sortir de notre stupeur première et à envisager une nouvelle organisation de notre existence - pour laquelle tes conseils, ton expérience (et ceux de mes beaux-parents) seront évidemment accueillis avec toute l'attention qu'ils méritent.
Nous sommes aujourd'hui réunis avec André, passant cet après-midi de dimanche le moins tristement possible. Moi je t'écris, au milieu des conversations, des jeux de l'oncle André avec ses neveux. Il faut que vous n'attendiez pas trop longtemps de nos nouvelles surtout après la dernière consultation. (...)
Pour aller droit aux faits, voici la situation : Mardi, l'accident. Mercredi et jeudi Jane resta au lit. J'avais fait venir une infirmière-femme de ménage ce deux jours-là. Marthe n'a pas eu l'air, ou n'a pas voulu avoir l'air trop fatigué. Jeudi soir je suis allé récupérer Suzy, chez Odette, qui l'avait très bien soignée. André était chez les Dumas, nous sommes rentrés ensemble. Ces jours d'alitement, et depuis, Jane a eu comme température moyenne : le matin 37,3 ou 37,4 et le soir 37,1 ou 37,2. Il est bizarre que le soir soit plus faible que le matin mais c'est ainsi. Vendredi matin, nous sommes allés à la radio et j'ai porté en même temps des crachats à analyser, et samedi après-midi, munis des résultats, nous sommes allés chez le docteur Mazet (le médecin que j'avais appelé le premier jour). Ce docteur Mazet, né à Lyon (mais pas vraiment lyonnais, je crois) est médecin de la faculté de Paris et médecin adjoint des hôpitaux de Nice. Il ne doit pas avoir plus de 40 ans et est certainement ardent et enthousiaste dans son métier. Je le connaissais de vue pour l'avoir croisé souvent quand il sortait de l'Hôpital Pasteur (tout près du Petit Nid) où sont soignés les malades des voies respiratoires. C'est donc un vrai spécialiste ayant une grande pratique. C'est le docteur Ricolfi qui me l'a indiqué après que je lui aie demandé de m'indiquer "the right man".
Donc le Dr Mazet, au vu de la radio et de l'analyse a dit catégoriquement : "Allez à la campagne, et éloignez les enfants". Voici ce que dit le compte-rendu de la radio :
Images de condensation au niveau des deux sommets, plus marqués à gauche qu'à droite. A gauche, elles débordent sous la clavicule.
Les régions pulmonaires moyennes et inférieures des champs pulmonaires ainsi que la région des gros vaisseaux sont normales.
Quant à l'analyse des crachats, voici son résumé :
Pas de sang. Examen microscopique, recherche du bacille de Koch : négative.
Autres microbes : diplocoques, nombreux - pneumobacilles de Friedlander, staphylocoques : assez nombreux - pneumocoques, tétragènes, fuxiformes : peu nombreux - streptocoques, cocobacilles de Pfeifer, leptothrix : néant.
Ce docteur a dit que l'imprudence qu'a commise Jane en prenant un bain a peut-être été un bien en donnant l'éveil et en prévenant la contagion pour les enfants. Il lui a ensuite bien dit qu'elle avait tout sous la main pour guérir rapidement à condition de mener une existence reposante ailleurs qu'à Nice. Le conseil, à ce propos, a été catégorique : "Je suis le médecin des tuberculeux de Nice et je vous dis : la Côte d'Azur est mauvaise pour eux, et Nice est peut-être le plus mauvais endroit de la Côte d'Azur, à cause des courants d'air de ses vallées, de l'humidité de ses bas-fonds, de l'influence trop accentuée de la mer".
Donc, pas d'hésitation : Il nous faut quitter Nice sans retard, puisque nous n'avons plus rien à en attendre de bon, pour nous ou nos enfants, pour maintenant ou pour plus tard. Et puis, puisqu'il faut, au moins pour un temps, éloigner les enfants, je ne peux pas laisser Jane dans la solitude, même momentanée et surtout les premiers temps et, pas conséquent, nous partirons ensemble pour DIeu sait où.
Je pense que d'ici une semaine les enfants seront à Lyon, avec Tante Marthe de retour de sa mission de sacrifice et de dévoûment. En ce moment Suzy est au lit et je suis même allé chercher le médecin du quartier pour la visiter. Elle a eu un peu plus de 39°, maintenant elle n'a plus que 38° et chante, réclame à manger, paraît donc en très bonne voie de guérison. Le médecin nous a dit de luis faire des enveloppement si la fièvre dépassait 38,5°, mais je suis presque sûr qu'il n'y en aura pas besoin. Après trois ou quatre jours de rétablissement, le Dr nous a dit que nous pourrons l'expédier pour Lyon, en prenant des précautions sérieuses, naturellement.
Vous aurez donc, chères Marraines, de quoi vous occuper et d'avance nous vous disons merci de tout notre coeur. IL n'y a pas besoin de vous dire les précautions à observer avec ces petits Niçois transplantés à Lyon en plein hiver. Autant dire qu'ils ne devront presque pas sortir et ne respirer de l'air pur que par des fenêtres ouvertes au bon moment. Votre science maternelle sera à la hauteur.
Quant à nous, il faudra dans l'intervalle du mois de février liquider la situation de Nice et en recréer une ailleurs. Ce ne sera pas sans regrets que nous quitterons ce beau pays, victimes de son détestable climat et bien sûr je regretterai aussi ma boîte où depuis quatre ans (et autrefois) je vivais tranquillement parmi des gens plutôt sympathiques.
J'envisage plusieurs solutions, desquelles ne sortira pas nécessairement celle que nous adopterons, ni la meilleure. Voici comment s'orienteront mes premières tentatives :
J'écrirai au Kozak pour lui demander qu'il tâche de me pistonner pour un emploi de dessinateur, de contremaitre, etc. dans une entreprise de travaux publics travaillant pour l'armée aux travaux de fortification qui se font dans les Alpes, voire dans les Vosges. Il faudrait que le point d'attache ne soit pas à une altitude trop élevée, ni trop démuni de confort pour Jane. Etant ainsi casé, je verrais venir et tâcherais de me fixer quelque part dans un autre emploi plus sûr.
Ensuite, je vais parler à mon chef de service qui est fort répandu dans les milieux d'autocars et les services Nice-Grenoble. S'il pouvait me trouver un petit emploi sur la ligne, que je pourrais améliorer en tenant une petite boutique, en bricolant dans un petit atelier... (...)
Si nous habitons un pays reculé et que les soins à donner à Jane aillent en diminuant nous n'auront pas strictement besoin de gagner autant qu'à Nice, étant donné le moindre coût de la vie.
Pendant le mois qui nous est indispensable pour prendre une décision ou l'entrevoir, Jane se fera faire des piqûres de sels d'or, toujours par le même docteur. La première piqûre se fera mardi, si le temps permet à Jane de sortir. Le docteur lui a prescrit de faire une heure de chaise longue une heure après le repas de midi, de se nourrir normalement avec viandes rôties ou grillées. Je pense qu'il prescrira de l'huile de foie de morue. En attendant, nous allons manger des sardines à l'huile tant que nous n'en serons pas dégoûtés. Il faudra aussi élucider la question rhino-laryngologique car Jane persiste à dire qu'elle a un polype. Jane, soulagée des enfants, aura une femme de ménage, et je pense qu'elle va prendre du poids en vitesse.
Maintenant, chère Maman, je te donne beaucoup de détails matériels, parce qu'il y en a des tas que ton amour maternel attend. C'est ce qui m'empêche, car mon temps est limité, de te dire tout ce qui agite nos âmes dans cette épreuve. Nous arriverons à la supporter avec sérénité, avec confiance, mais de temps en temps nous sommes repris par le sentiment de l'amertume de la coupe à boire. Nos beaux enfants seront dans des mains aussi attentives que les nôtres, mais nous ne jouirons plus de leur présence : baume de tout le mal de la vie. Jane va passer de sombres heures, je ferai tout pour qu'elle garde toujours le courage que je pressens en elle. Elle ne serait plus la vaillante femme que j'ai connue, toujours attentive à remplir son devoir à 100 %, si elle ne réalisait pas son devoir, qui est de se soigner scrupuleusement et de prendre soin de moi de même, pour que le jour arrive vite où nous soyons des parents aptes à reprendre nos enfants. Pour moi je vois clairement ma voie et je pense bien vaincre et être heureux encore, avant longtemps.
Il faut bien aller dîner. Jane, Jean, Suzy sont dans leur lit, chacun dans leur coin. Nous allons nous attabler, Marthe, André et moi. C'est un réconfort que ce bon morceau de famille. Je pense que Marthe t'écrira bientôt. Après son départ nous te tiendrons naturellement au courant de tous les plus petits détails.
Je t'envoie les baisers de tout tes enfants et petits-enfants réunis ici et te remercie encore, avec Jane, pour le réconfort de ta bonne lettre.
Henri
Si, en plus du compte-rendu de la radio, le cliché pouvait être utilement examiné par un docteur de la famille, je l'enverrais recommandé."

Vous noterez que jamais on n'écrit le vilain mot...

25 janvier 1933 : La fin du bonheur ?

"Ma chère Marie-Louise,
Vous avez dû vous alarmer en recevant mon télégramme ; il y a de quoi, il nous est arrivé quelque chose qui signifie la fin de notre bonheur : Hier, tout à coup, en pleine activité, Jane s'est mise à faire deux crachats de sang. Quelle frayeur pour nous, quelle brisure. J'ai appelé un spécialiste qui à l'auscultation n'a rien trouvé de suspect et qui a dit que si Jane était venue le voir la veille il lui aurait assuré qu'elle était en bonne santé. Vendredi matin elle passera à la radio. Entre-temps, si elle crache (car elle ne crache pas du tout, du tout) on analysera les crachats. Et puis nous saurons à quoi nous en tenir.
Dès à présent, avec des crises d'abattement, elle et moi conservons une volonté lucide et organisons déjà la lutte et la victoire. Nous quitterons ce climat marin qui, avec le trop grand souci de Jane pour son intérieur, est cause de cette catastrophe. Le médecin, naturellement, nous dit que nous sommes assurés de guérir, mais sa préoccupation est en ce qui concerne les enfants. Nous comptons de toute notre foi sur toi et sur Marthe pour nous aider en ce sens. Tous les plans que nous échafaudons vous ont pour base. C'est te dire qu'à travers nos larmes nous gardons une espérance tenace. Une infirmière est auprès de Jane, qui ne va pas mal du tout. Elle a commis l'imprudence hier matin de prendre un bain, ses règles n'étant pas tout à fait finies, et elle se figure à tort ou à raison que cela explique l'accident et en diminue la gravité. Marthe pourra-t-elle venir, êtes-vous en bonne santé ? Ne vous laissez pas abattre, nous avons besoin de vous. Suzy est chez Odette.
Je vous embrasse de tout mon coeur.
Henri"

mardi 11 novembre 2008

28 décembre 1932 : Les voeux de Jane aux Marraines

"Chères marraines,
Nous vous disons à toutes trois : bonne année ! bonne santé ! Quelque chose nous dit qu'elle sera meilleure pour vous que les précédentes, et nous le souhaitons de toutes nos forces.
Quelles dommage que nous ne puissions être avec vous pour ces fêtes ! C'est, je crois, la première fois depuis des années qu'Henri ne sera pas à Montchat. Mais, que faire ? Pour nous, en ce moment, c'est le grand remue-ménage. Je fais des caisses, des malles, on déblaie. Henri n'a guère le temps de s'occuper de tout cela. Dimanche, nous sommes restés seuls, refusant l'invitation des Gab, et après une courte et bonne promenade au soleil, on a emballé ! Le pauvre homme n'est pas ami avec la mauvaise paille, elle lui donne de l'asthme. Aussi continué-je seule ce travail. Vivement dans 8 jours !
André nous écrit qu'il viendra samedi tantôt et nous aidera bien. Le matin, nous préparerons tout pour que les 2 hommes qui viendront avec la camionnette vers 1 h ou 2 n'aient qu'à emporter. Ils feront deux ou trois voyages, et on n'aura sûrement pas fini avant la nuit.
Odette et Gab viendront chercher les enfants le matin vers 9 h. Ayant mal lu ma carte, ils avaient compris que nous déménagions le 24 et se sont amenés 8 jours trop tôt. Nous en étions bien bien ennuyés, comme vous pensez. Jacky aussi, elle pleurait en voyant rentrer ses parents seuls.
Le poignet d'Henri est presque guéri. La plaie n'a pas suppuré et s'est assez vite fermée. Heureusement !
Les enfants se portent à merveille. Jean mange un peu mieux. En ce moment, ils sont assis sous une table. Suzie lui dit : "Tu veux un bonbon ? Deux ?" Il répond : "deux" et tend sa main. Il a l'air en admiration devant sa sœur. Souvent il sont amusants ensemble, et je me dis que vous auriez du plaisir à les regarder jouer. A d'autre moment, ils se tirent les cheveux ou les jouets, et ce sont des cris affreux. Ma tête en est presque cassée. (...)
Rien autre de nouveau, chères Marraines. L'homme va rentrer, il est 6 heures. Et c'est l'heure du bain et de la soupe de Jean Lapin.
Depuis 2 ou 3 jours, il fait plus froid. Mais les enfants sont quand même dehors à 9 h 1/2 ou 10 h, jusqu'à 3 heures ou plus. Germaine est-elle guérie ?
Bonne année encore ! Et meilleures tendresses de tous les quatre.
Jane

PS : Bonnes nouvelles de Paris. Le 1er janvier, mes parents déjeunent à Boulogne, avec Gd-mère et les Jobert. Nous, les Gab nous ont invités, mais je ne sais si on acceptera, ayant tant à faire. Peut-être, et j'espère qu'Henri aura congé le 2."

mardi 4 novembre 2008

18 décembre 1932 : Encore des projets

Hôtel Olivage
La Redoute
Alger
"Mon cher Henri,
Votre lettre m'est enfin arrivée avant-hier et m'a causé le plaisir que vous pensez. Vous pouvez compter sur nous pour que lorsque Marthe sera prévenue, nous fassions tout notre possible pour réduire à néant ses objections plus ou moins saugrenues. Une seule est vraiment sérieuse, c'est le chagrin de Marie-Louise, mais on pourrait démontrer à Marthe qu'une fois mariée, le champ des relations s'augmenterait encore, qu'elle peut avoir de temps en temps Marie-Louise chez elle, lui faire voir des gens et que dans l'entourage de son mari il y aurait peut-être quelqu'un de susceptible de faire le bonheur de Marie-Louise. Ce monsieur, d'après ce que dit Margot, a l'air bien. Maintenant comptez aussi sur nous pour que le moment arrivé, nous pressions un peu nos marraines afin qu'elles ne fassent pas trop attendre le monsieur, et passent rapidement à l'action. Il me semble que dès maintenant Mère peut prendre les ultimes renseignements, sans attendre pour cela que les 2 parties soient tout à fait décidées.
Le projet dont je vous avais parlé à l'automne pour Marie-Louise prend un peu plus corps. Maman a vu une intermédiaire qui lui a dit que ce monsieur avait 54 ans. François avait trouvé cela très vieux évidemment et nous avions arrêté. Mais depuis peu Mère nous a écrit que Marie-Louise avait été tentée d'accepter un veuf chargé de 7 enfants (ce qui n'implique pas un âge très tendre) habitant un sale petit trou du Jura (je le connais, ce trou !).
Nous avons donc été d'avis avec Çois de remettre les choses en train et avons de nouveau dit à Maman de pousser plus loin son enquête. Il y a de ça huit jours seulement et nous n'avons bien entendu aucune réponse encore. Je n'ai rien dit de tout ça à Montchat, trouvant inutile de donner à M. Louise un espoir qui sera peut-être déçu.
Je trouve que le cousin de Constance dont parle Margot n'est pas indiqué. Car souvent les aveugles (ou presque) sont extrêmement jaloux et votre soeur en souffrirait indépendemment de la situation qui ne doit pas être grosse (organiste !) à moins qu'il ait de la fortune permettant de faire vivre femme et enfant.
Vous serez gentil de nous prévenir dès que Marthe sera au courant afin que nous puissions lui écrire bien vite et faire ainsi bloc pour l'offensive.
Question pension de famille que nous ignorions aussi : C'est ma foi une très bonne idée. On pourrait commencer par un ou 2 pensionnaires comme vous le dites, quitte à augmenter petit à petit si ça marche. En allant doucement, je ne crois pas qu'on risque de s'enfoncer. Et puis, cela les sortirait de Lyon et de leur inaction, cette dernière chose surtout qui est si importante pour M. Louise.
Mais comment Margot n'avait-elle pas pensé plus tôt à nos soeurs ? Les Mouterde ont je crois beaucoup de relations.
Je suis contente pour vous de ce changement de domicile (1) car vous en avez l'air heureux. Vous étiez bien petitement là-haut, surtout depuis la naissance du petit Jean, et aussi bien loin pour vous de l'usine. Vous êtes tout à fait gentil de me proposer l'hospitalité et je ne dis pas non, car c'est un projet depuis longtemps caressé que d'aller à Nice.
François est dans le sud du côté de Bou Saâda. Je pense un peu l'avoir ici le 24, mais c'est fonction du temps, alors... Pour le moment ça va et le soleil alterne avec la pluie.
Nous sommes à Alger jusqu'à notre retour (les femmes) aux environs du 10 février, date à laquelle François ira dans la province d'Oran faire un stage de topographie d'un mois. Il sera alors très pris et ne pourra jamais me voir. Il est donc inutile de faire faire à Monique un voyage de plus et nous rentrerons. Vous avez peut-être appris que votre pauvre filleule a été très brûlée voilà un mois en se renversant sur elle du lait bouillant. La figure, la poitrine, une main et un bras ont été touchés. C'est fini maintenant, et il ne reste que les marques qui passeront à la longue, a dit le médecin. Mais la pauvre a beaucoup souffert. Elle a bien repris maintenant et a bonne mine, le climat lui allant tout à fait. Nous sommes du reste en pleine campagne. Pour ma part, je traîne encore la patte d'une entorse attrapée il y a 15 jours bêtement en courant après Monique. J'espère que notre guigne va s'arrêter là.
François va très bien et est très content de sa brigade. Monique est hélas de plus en plus diable, faisant bêtises sur bêtises et ayant un fort esprit d'entreprise doublé de la peur de rien. C'est quelquefois assez lassant.
François, je pense, vous écrira pendant une accalmie, mais vous savez qu'il est surchargé de travail et fait une moyenne de 1 000 additions ou multiplications par jour ce qui lui laisse après l'esprit un peu liquide.
Merci encore mon cher Henri de nous avoir mis au courant de tout cela. Nous vous embrassons tous très tendrement.
G.
PS : Quid de André ?"

G, c'est Germaine.
Pour mémoire, Marthe avait alors 32 ans et Marie-Louise 37. Mais tout de même, un veuf avec 7 enfants, ou un organiste aveugle... et jaloux !
(1) Le déménagement est prévu fin décembre, pour un appartement de 5 pièces dans le quartier Saint-Roch avec jouissance d'un petit jardin.

dimanche 2 novembre 2008

24 octobre 1932 : Henri fait son rapport

"Ma chère Maman,
C'est moi ! Je devrais bien écrire plus souvent n'est-ce pas ? Il ne faut pas trop approfondir et me pardonner beaucoup.
Pour être bref et terminer ce soir, je réponds automatiquement à tes multiples questions, trouvées dans ta lettre d'il y a cinq jours.
Jean ne va pas trop mal, ne souffre pas trop des dents en ce moment. Il a repris un bel appétit qui fait plaisir à voir. Il devient presque dodu. Il faut le voir accourir au cri de "lolo !" et ouvrir un grand four quand il nous voit boire le café. Cela signifie qu'il veut, d'abord, son petit sucre, et aussi une petite gouttelette de café lui aussi. Il m'apporte mon chapeau tout seul, quand je dois partir, il s'en coiffe ; il porte les vieux papiers dans le seau aux "équevilles", il déniche un couvercle dans un coin et va le porter sur la marmite correspondante. Et puis il affectionne le lavoir, coin retiré du jardin. Il regarde couler un mince filet d'eau et lui raconte des histoires. Rassure-toi, maman, il n'est pas assez grand pour tomber dans le bassin. Néanmoins, il aime escalader une chaise pour s'asseoir sur la table, il arrive à se hisser dans la chaise de Suzy. Enfin c'est un trésor. Mais il ne parle pas !
Pour ce qui est de l'éboulement de notre colline, nous ne l'avons su qu'après coup. Il y avait eu une pluie torrentielle la nuit et le matin. Un peu de terre s'est éboulé, au jardin. Les deux maisons touchées l'ont bien été, mais heureusement je crois que les victimes sont en bon état maintenant. Cet éboulement a eu lieu à 200 mètres à vol d'oiseau de chez nous : c'est l'extrémité sud du mur du jardin du monastère qui a cédé.
Il me semble que Suzy a l'air de s'assagir un peu, mais a de temps en temps de terribles accès de jalousie vis-à-vis de son petit frère. Elle subit beaucoup l'influence de Jacky (1) qui, avec ses deux ans de plus, lui en impose. Jacky, toute neuve à l'école, fait naturellement une répétition perpétuelle de ses récréations quand elle retrouve Suzy. De sorte que Suzy, pendant une semaine, a passé son temps avec un voile sur la tête pour jouer à la mariée. Elle le mettait aussi sur celle de Jean : "Le marié !". Et puis, rencontrant des religieuses, c'étaient encore des mariées. Jacky est dans une école très religieuse, on lui apprend à faire "des sacrifices", on lui fait réciter des poésies édifiantes. Ca nous ramène au temps de Pellorce.
Nous avons bien pensé hier aux deux ans de mariage du Kozak et de Germaine, ils ont dû y penser encore plus que nous, heureux de se retrouver encore une fois. Mais le pauvre Kozak a eu bien des malheurs avec cette chaleur du début. Espérons que les missions africaines touchent à leur fin. (...)
Je pense que vous avez eu en effet beaucoup de "boulot" en rentrant. Ne vous surmenez pas pour gagner quinze sous à l'entr'aide. Et surtout mettez bien à exécution vos projets de peinture des volets et de défrichage partiel du jardin. Si vous vous mettez à faire des projets d'émigration il est bon de requinquer un peu Montchat auparavant. Ceci nous amène à causer un peu du projet dont tu me parles et que naturellement Jane et moi nous envisageons entre nous, sans en parler à âme qui vive. Voici, à première vue, mais bien nettement, comment je comprendrais la chose : Je ne pense pas que vous vouliez vous lancer dans l'hôtellerie, ni dans les "affaires", mais plutôt que vous voudriez, tout en vivant dans un cadre agréable et près de NOUS, faire oeuvre utile et lucrative. Il s'agirait donc de louer une grande villa, d'un loyer dépassant très peu celui que vous et nous, ensemble, pourrions payer. (J'envisage que nous aurions dans cette villa un appartement bien séparé). Il me semble qu'à 6, 7, ou 8 000 francs on doit trouver quelque chose d'assez vaste dans un quartier pas trop vilain. Il faudrait s'assurer, point capital, que les impôts afférents à ce loyer ne l'augmentent pas trop considérablement. Ensuite s'assurer que l'on a bien le droit de convertir en pension de famille ladite villa, car il y a, je crois, des lois pour l'empêcher dans certains cas. Et puis, en ayant réduit ainsi au minimum les risques de frais généraux meurtriers, il faudrait commencer à recevoir nos supposés pensionnaires en petit nombre. Je dis "nos" pensionnaires, sans aucune idée d'association. Je trouve qu'un homme est indispensable dans une affaire de ce genre pour éviter de trop gros frais de réparations, de bricolage, pour certaines démarches. Mais ce n'est qu'accidentel et ce serait à mes soeurs de se débrouiller pour tout le travail courant. (...) Enfin, dans le cas où votre idée prendra un peu plus corps, que Marie-Louise vienne en éclaireur, nous chercherons ensemble ce qui peut faire votre affaire. Nous pensons bien à déménager, je vais me mettre à chercher sérieusement dans le quartier de St Roch. Cela ne nous empêcherait pas, le cas échéant, de redéménager pour faire bloc avec vous.
Notre TSF nous intéresse toujours bien. Il faut suivant les jours prendre tel ou tel poste pour échapper aux parasites, mais nous avons fréquemment des auditions parfaites. De Juan-les-Pins, naturellement. Rome, Milan, tout à fait bien, Prague très fort, l'Allemagne avec ses orchestre copieux, l'Angleterre et ses rythmes déhanchés. Strasbourg. Et Paris. Mais ceci est dû à notre situation, nous prenons mieux l'étranger que la France, en règle générale. (...)
Nous n'avons naturellement pas revu André depuis le jour du passage des Giroud (quelle belle petite famille et quel homme raffiné et distingué que cet Auguste qui semblait bien jadis un peu empoté et racorni. La puissance d'une femme !)
Il n'y a rien de nouveau dans le secteur André. Il se démène pour ses plantations, fondement de sa fortune à venir. Ce n'est plus un secret que ces dernières offres de mariage. Mais je crois que c'est dans l'eau. Il me semble, du moins. Nous déplorons d'être si éloignés de ce pauvre vieux car la solitude, malgré son moral robuste, ne peut rien produire de bon, en se prolongeant. Mais qui sait comment les choses peuvent tourner ? Pour lui, pour vous. Si vous venez par ici, ce peut lui être une raison de se rapprocher de nous. Et puis la Providence (je crois à la Providence puisque j'y suis forcé, étant père) peut arranger les choses de façon tout différente de nos fragiles desseins. Amen. Le tout est de lutter. Je le dis pour nous tous (je ne dis pas toi). Nous, enfants Reignier, avons tous un peu "des yeux de vache". Quittons-les, de grâce. Recherchons une autre élégance.
Jane dira-t-elle, après moi, comment elle va faire son pull-over ? Je lui laisse un peu de papier, en vous embrassant bien.
Henri

Chères marraines, j'espère que vos santés sont bonnes. Nous allons bien, Jean Lapin a bon appétit. C'est un plaisir de le voir accourir du jardin quand je luis dis de venir manger la bonne soupe. Il fait beau. Ce matin, il était dehors à 7 h 1/2. L'après-midi, nous allons au jardin du monastère, jusqu'à 4 heures. Je remercierai François, ou plutôt je le gronderai pour le billet de Suzie. J'ai employé le mandat à faire une moustiquaire, et comme cela, la petite couche à la salle à manger et dort mieux le matin.
Nous sommes heureux de voir que vous pensez un peu à venir près de nous. Ce serait bien, en effet, cette idée de pension de famille. Souhaitons, cependant qu'il y ait, cet hiver, quelque projet pour Marie-Louise ou Marthe. Ce serait encore le mieux, et nous vous supplions, si une occasion de mariage s'offrait, de faire tous vos efforts pour que cela aboutisse...
Le pull-over sera fait en laine zéphyr, 1 brin blanc et 2 brins beiges mêlés, pour que ça aille vite. J'accepte les offres de maman, et lui enverrai bientôt un patron de culotte pour Jean. Merci.
Bons baisers de nous tous.
Jane"

(1) fille de Gabriel et Odette Dumas