jeudi 26 juin 2008

23 août 1928 : Jane se languit

"Paris, jeudi 23 août, 2 heures
Bonjour, mon petit loup
Tu sais, je t'écris encore sur mon divan, alors ne fais pas attention à l'écriture.
Oui, je t'aime bien, toujours. Moi aussi, je me languis, et je me demande souvent, dans la journée, ce que je fiche ici, au lieu d'être avec toi. Ça a été décidément bien mal combiné, ces vacances. Et je m'ennuie, je m'ennuie, je m'ennuie. Viens. Viens avant le 1er septembre.
Ecoute, pour ce voyage de retour : je n'aime pas ta combinaison qui te ferait passer 3 nuits en chemin de fer. C'est fou. Renonces-y. Voilà ce que nous pensons, mes sages parents et moi. Et d'abord, ils seraient navrés que tu te fatigues ainsi, surtout pour si peu de temps, et préfèrent que tu ne viennes pas, malgré tout le désir qu'ils ont de te voir. Ils disent que la santé passe avant tout le reste et je les approuve.
Alors, en admettant que tu arrives à Paris le 1er septembre à midi, nous pourrions repartir le lundi dans la journée, selon les trains, de façon à être à Lyon le soir pour y coucher, près de la gare, et en repartir le lendemain matin pour Nice.
De cette façon nous voyagerions de jour, tu aurais toutes tes nuits dans un lit, moi aussi, on rentrerait ensemble, et aussi on ne salirait pas les draps des marraines juste pour une nuit.
Et on prendrait des 3ème classe, toi un aller-retour en 3ème avec un supplément de 2ème pour venir à Paris.
Je ne veux pas que tu prennes mon idée et celle de mes parents pour arrêtée. C'est à toi de décider. Mais dis-moi ce que tu en penses dans ta prochaine lettre, et dis-moi aussi le jour de ton arrivée ici, afin qu'on écrive à La Bretêche pour qu'ils viennent tel jour et s'arrangent pour être libres.
Je viens de me relire, ne sachant plus bien où j'en suis après une telle tirade.
Tu ne me parles pas de ton travail ni de ton restaurant. Et ce mal de tête ?
Je devrais bien te gronder pour ce mandat. A quoi penses-tu, mon petit loup ? Et j'ai bien peur que tu ne te prives pour m'envoyer encore cette somme. Tu sais qu'il me reste 80 F et que je n'en dépenserai certainement pas la moitié jusqu'à ton arrivée. Je veux simplement acheter quelques chocolats à Papa pour sa fête et c'est tout.
Nous sortons peu, les amies sont absentes. Hier et aujourd'hui, nous sommes en plein dans la couture. Demain il viendra grand-mère et Mme Leitchmann, soeur de G. Michau (elle est des plus charmantes avec moi, ce qui me fait croire que Georges est tout à fait consolé de mon plaquage) (1). Et puis, samedi, Ginette vient. La semaine prochaine je pense voir Germaine et ce sera tout. Et je me languis de toi.
O Viens ! Pourquoi ne viendrais-tu pas... jeudi, par exemple, et tu serais à l'atelier lundi. Tu ne peux pas savoir combien ton brin en serait heureuse. Et ça ne te ferait pas perdre plus de temps. Et tu aurais ton brin avec toi plus tôt pour te soigner et pour t'aimer.
Ce sera drôle d'aller t'attendre à la gare. Tu te figureras, comme moi, que c'est en septembre dernier, et tu me diras "Bonjour, mademoiselle". Et je te donnerai ton chapeau en te disant : "Monsieur, couvrez-vous, je vous en prie". Et puis, peut-être, cette fois, Papa sera-t-il avec moi ; alors tu te seras constitué une beauté, et tu auras une belle figure parce que tu te seras bien soigné pour obéir à petite chose.
Et nous dormirons dans les bras l'un de l'autre, dans cette tranquille petite rue que tu sais, à l'hôtel où tu descendis une fois. Et nous repartirons à Nice sans passer par toutes les maudites formalités du 1er décembre. C'était bien ennuyeux, n'est-ce pas, tout cela ?
Et on aura encore quelques bon dimanches. Je marcherai encore bien, va. Connais-tu Gourdon ? Il paraît que c'est à voir. (...)
Soigne-toi bien, va te distraire encore au cinéma, pendant que les maudites crampes de ta mauvaise femme ne sont pas un obstacle. Mais ne veille pas trop.
Tu vois, c'est une vraie lettre de morale. Mais je t'aime. Si tu voyais comme ma plume court...
A propos de ce cadeau à Papa et Maman, je ne vois pas trop quoi, mais j'y songerai, et je t'attendrai pour le leur offrir. Tu veux bien que je l'achète toute seule, avec mon affreux goût ? (mon goût de femme aux chemise mortuaires, aux horribles cravates, et tout le reste).
Oui, on emportera beaucoup de "Petite Illustration" et tu m'en liras de temps en temps à haute voix, comme j'aime. (...)
Mon petit Jean va bien. Maman lui donne une jolie petite cuvette rose pour sa toilette. C'est une cuvette que j'avais ici de longue date et qui fera très bien l'affaire. Et on lui achètera une petite éponge douce. On ne les baigne pas avant 3 semaines, m'a dit T. Henriette (2).
Je vais sortir maintenant, mettre cette lettre et marcher un peu.
J'ai reçu une grande lettre de ta mère, ce matin. Elle est bien gentille et je l'aime bien.
Mes parents t'embrassent.
Et moi je suis ton gros petit brin, bien gros. Et je t'aime."

(1) Jane avait été plus ou moins fiancée à Georges Michau, avant de partir en Angleterre. Heureusement qu'elle ne l'a pas épousé, parce que nous nous serions appelés Michau, d'abord, et puis parce qu'il est mort à 30 ans.
(2) Henriette Jobert, belle-soeur d'Anna, tante de Jane, infirmière de son état.

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