mardi 2 décembre 2008

17 avril 1933 : Henri fait des combinaisons

"Ma chère Maman,
C'est le matin du lundi de Pâques. Jane est encore au lit pour un moment. Elle tricote une veste pour le petit Jean, d'après ton patron, je crois. Ensuite, nous irons nous promener, car il fait un temps magnifique. Comme hier, d'ailleurs. Nous n'avons pas encore vu André, mais nous espérons bien qu'il arrivera dans la journée. Et vous, de votre côté, serez-vous sortis ? montés à St Cyr ? ou aurez-vous reçu ce qui reste de Dumas à Lyon ? Les parents Dumas sont arrivés en bonne forme ici et n'ont pas tardé à s'ébattre dans le paysage. Samedi même, ils sont allés voir André dans la bagnole de Gab. Aujourd'hui je sais qu'ils avait le projet de faire un pic-nique (sique) quelque part sur la grande corniche, en passant par la Turbie, Monaco, Menton, la frontière italienne.
Malgré les insistances et les combinaisons d'Odette, je n'ai pas voulu coucher chez eux pendant le séjour des parents. Il aurait fallu que je dorme sur un divan dans la salle à manger, cela aurait écourté leur veillée, leur bridge, et certainement aussi mon sommeil. J'ai donc porté mes draps chez les Mouterde. On ne sort jamais de ce cercle : Dumas - Mouterde - Reignier.
A la boîte, j'ai travaillé samedi après-midi jusqu'à 7 h 1/2 et j'avais fait beaucoup d'heures supplémentaires la semaine précédente. C'est ce qui me permettra d'ailleurs de prendre deux ou trois jours de congé quand nous nous installerons à Sclos de Contes. En passant, et pour répondre à ta question, voici le genre de travail que je fais en ce moment : je suis chargé de l'entretien de l'usine, c'est à dire que je fais des modifications aux bâtiments, à l'outillage, et c'est ce qui me conduit à travailler en dehors des heures pour ne pas gêner le personnel et n'être pas gêné par lui. Samedi, par exemple, j'ai fait faire un mur à un endroit très passager. Mardi matin, à la reprise du travail, le mur sera sec. C'est un travail un peu moins monotone que celui des voitures, et qui me met davantage en vedette et bon pour les engueulades. Il faut toujours faire de bonne cuisine avec peu d'argent, surtout quand on puise dans la caisse des frais généraux. La situation de l'usine est toujours la même depuis deux ans, travail diminué de moitié. Je ne crois pas que cela s'aggrave davantage.
Donc, j'ai obtenu la promesse formelle de location pour cette maison de Sclos. C'est la seule qui me plaisait et je crois que c'est bien ce qu'il nous faut. Le malheur est que les locataires, insolvables, qui l'occupent en ce moment, ont promis de partir dans le courant du mois, sans préciser le jour. Voici donc ce que nous allons faire : Dans le courant de cette semaine, je verserai la moitié du prix de la location pour me donner le droit absolu d'occuper le maison au 1er mai. Samedi 22, j'installerai Jane à l'hôtel-pension de Sclos. A son passage à Nice, elle verra son docteur, les parents Dumas, et fera l'acquisition d'un chapeau de paille à 1 F 75, etc... La pension de Sclos doit être déserte en ce moment, la patronne est sympathique. Jane n'y sera pas mal pour quelques jours. Je passerai le dimanche 23 avec elle. Ensuite, en prévision que les locataires tarderont à partir, jusqu'à la fin du moi je peux rester à Nice, chez les Dumas. Quand j'aurai les clefs de la maison de Sclos, nous n'y entrerons pas tout de suite. Il faudra aérer, désinfecter (on ne sait jamais) et installer tout pour que Jane n'ait pas de peine en arrivant.
A Sclos elle trouvera facilement une femme de ménage pour deux ou trois heures par jour. La maison voisine est un magasin de campagne : épicerie, boulangerie, bureau de tabac, téléphone, station d'autocar, etc... On y fera cuire des plats au four. Autrement, nous aurons un réchaud à gaz d'essence. Les bouchers passent plusieurs fois par semaine. On trouve oeufs et lait sur place, les légumes arrivent (de Nice) tous les jours.
Pour moi je prendrai l'autocar qui passe à la porte de l'usine et doit me déposer en 35 à 40 minutes à l'embranchement de la route qui dessert Sclos. Là, dans un café, j'aurai une moto qui me fera faire en 10 minutes ou 1/4 d'heure la montée de 4 km. En sortant à 5 h 1/2 je dois arriver à 7 h, ou même avant, à Sclos. Le matin, même combinaison en sens inverse. Je partirai à 6 h pour être au travail à 7 h. Ma dépense doit être de 130 à 140 F par mois. Une petite voiture aurait été plus engageante, mais il faut bien compter une dépense d'entretien double. Et une perte plus considérable lors de la revente. Tandis que si j'achète la moto que j'ai en vue, à 600 F, combien pourrai-je perdre en la bazardant dans 6 mois ? Deux cents francs, en mettant les choses au pire.
Je te remercie bien pour l'idée que tu as eue de me transmettre tout de suite l'argent en question pour acheter une voiture. Je puis m'en passer pour le dépenser, strictement, à l'heure actuelle. Mais j'accepte volontiers le virement de cette somme dans mes réserves, sous la condition que je t'en servirai l'intérêt que me donnera la Caisse d'Epargne. Et sous la condition aussi que mes frères et soeurs soient consentants. Cette somme, avec ce que nous avons en titres, peut nous servir un jour ou l'autre à acheter un bureau de tabac dans quelque chef lieu de canton (des Basses-Alpes ?). Si le revenu de ce bureau de tabac nous assurait simplement le pain quotidien, je pourrais avoir une autre occupation à côté, à domicile, comptabilité ou travaux pour entrepreneurs. C'est une question que je pourrai bien chercher à éclaircir cet été pendant mes vacances. Auparavant, quand sera passée cette période d'installation à Sclos, je m'occuperai d'un autre projet : trouver du travail à Cagnes-sur-Mer (à 10 km de Vence) et installer toute la famille à Vence, qui est décidément un pays délicieux et salutaire.
Et vous, chères Marraines, avez-vous commencé vos recherches pour une villégiature ? Si vous pouviez venir à Sclos ! Il y aurait de quoi vous loger et une belle campagne pour respirer le bon air. Seulement, ce voyage serait bien fatigant pour toi. Et que deviendraient mes beaux-parents dans la combinaison ? Il y a bien cet hôtel-pension, mais on y fait la cuisine niçoise, et le prix de 25 F par jour par personne interdirait peut-être un long séjour, et vivre dans un hôtel n'est pas très réjouissant.
La question se complique encore avec la famille Kozak ! Pouvons-nous compter nous réunir quatre familles ensemble ? Serait-ce même indiqué ? Ne serait-ce pas la pagaille ? Quand on est trop nombreux, sans que personne ne soit absolument le chef de la tribu, cela ne va pas sans frictions, sans déceptions. Si nous devons nous réunir, il vaudrait peut-être mieux faire deux popotes. Et qui avec qui ? L'affaire demande réflexion. Cela ne vous empêche pas, au contraire, de commencer les recherches.
C'est bien convenu qu'à partir de mai je t'enverrai 300 F par mois pour les enfants. Je te remercie amplement pour l'hospitalité gratuite que tu as offerte à nos rejetons jusqu'à maintenant. Néanmoins, nous comptons bien que tu nous diras bien ce que nous te devons pour les dépenses que vous avez dû faire : chapeaux, souliers, etc...
Jane vous remercie pour les patrons. Vous ne nous parlez jamais de la TSF de Marthe. Quand à nos soeurs, elles doivent exagérer les soins pour nos enfants, car elles ne trouvent jamais une minute pour nous écrire ! C'est toujours toi. D'ailleurs tes lettres sont délicieuses et nous émeuvent toujours. L'oncle Gabriel m'a encore dit combien tu étais alerte et pleine d'entrain. C'est très bien, mais ne néglige aucune précaution. Nous avons tellement besoin de toi !
Voilà, maintenant nous allons nous promener. Nous vous souhaitons beaucoup de beau temps, de bon air et de bon soleil. En ce moment, vous devez être dans les lilas. Bientôt les cerises et nous arrivons. Nous embrassons tendrement nos enfants, les marraines et Grand-Mère.
Henri
Suzy fait-elle des progrès en lecture ?"

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