dimanche 2 novembre 2008

24 octobre 1932 : Henri fait son rapport

"Ma chère Maman,
C'est moi ! Je devrais bien écrire plus souvent n'est-ce pas ? Il ne faut pas trop approfondir et me pardonner beaucoup.
Pour être bref et terminer ce soir, je réponds automatiquement à tes multiples questions, trouvées dans ta lettre d'il y a cinq jours.
Jean ne va pas trop mal, ne souffre pas trop des dents en ce moment. Il a repris un bel appétit qui fait plaisir à voir. Il devient presque dodu. Il faut le voir accourir au cri de "lolo !" et ouvrir un grand four quand il nous voit boire le café. Cela signifie qu'il veut, d'abord, son petit sucre, et aussi une petite gouttelette de café lui aussi. Il m'apporte mon chapeau tout seul, quand je dois partir, il s'en coiffe ; il porte les vieux papiers dans le seau aux "équevilles", il déniche un couvercle dans un coin et va le porter sur la marmite correspondante. Et puis il affectionne le lavoir, coin retiré du jardin. Il regarde couler un mince filet d'eau et lui raconte des histoires. Rassure-toi, maman, il n'est pas assez grand pour tomber dans le bassin. Néanmoins, il aime escalader une chaise pour s'asseoir sur la table, il arrive à se hisser dans la chaise de Suzy. Enfin c'est un trésor. Mais il ne parle pas !
Pour ce qui est de l'éboulement de notre colline, nous ne l'avons su qu'après coup. Il y avait eu une pluie torrentielle la nuit et le matin. Un peu de terre s'est éboulé, au jardin. Les deux maisons touchées l'ont bien été, mais heureusement je crois que les victimes sont en bon état maintenant. Cet éboulement a eu lieu à 200 mètres à vol d'oiseau de chez nous : c'est l'extrémité sud du mur du jardin du monastère qui a cédé.
Il me semble que Suzy a l'air de s'assagir un peu, mais a de temps en temps de terribles accès de jalousie vis-à-vis de son petit frère. Elle subit beaucoup l'influence de Jacky (1) qui, avec ses deux ans de plus, lui en impose. Jacky, toute neuve à l'école, fait naturellement une répétition perpétuelle de ses récréations quand elle retrouve Suzy. De sorte que Suzy, pendant une semaine, a passé son temps avec un voile sur la tête pour jouer à la mariée. Elle le mettait aussi sur celle de Jean : "Le marié !". Et puis, rencontrant des religieuses, c'étaient encore des mariées. Jacky est dans une école très religieuse, on lui apprend à faire "des sacrifices", on lui fait réciter des poésies édifiantes. Ca nous ramène au temps de Pellorce.
Nous avons bien pensé hier aux deux ans de mariage du Kozak et de Germaine, ils ont dû y penser encore plus que nous, heureux de se retrouver encore une fois. Mais le pauvre Kozak a eu bien des malheurs avec cette chaleur du début. Espérons que les missions africaines touchent à leur fin. (...)
Je pense que vous avez eu en effet beaucoup de "boulot" en rentrant. Ne vous surmenez pas pour gagner quinze sous à l'entr'aide. Et surtout mettez bien à exécution vos projets de peinture des volets et de défrichage partiel du jardin. Si vous vous mettez à faire des projets d'émigration il est bon de requinquer un peu Montchat auparavant. Ceci nous amène à causer un peu du projet dont tu me parles et que naturellement Jane et moi nous envisageons entre nous, sans en parler à âme qui vive. Voici, à première vue, mais bien nettement, comment je comprendrais la chose : Je ne pense pas que vous vouliez vous lancer dans l'hôtellerie, ni dans les "affaires", mais plutôt que vous voudriez, tout en vivant dans un cadre agréable et près de NOUS, faire oeuvre utile et lucrative. Il s'agirait donc de louer une grande villa, d'un loyer dépassant très peu celui que vous et nous, ensemble, pourrions payer. (J'envisage que nous aurions dans cette villa un appartement bien séparé). Il me semble qu'à 6, 7, ou 8 000 francs on doit trouver quelque chose d'assez vaste dans un quartier pas trop vilain. Il faudrait s'assurer, point capital, que les impôts afférents à ce loyer ne l'augmentent pas trop considérablement. Ensuite s'assurer que l'on a bien le droit de convertir en pension de famille ladite villa, car il y a, je crois, des lois pour l'empêcher dans certains cas. Et puis, en ayant réduit ainsi au minimum les risques de frais généraux meurtriers, il faudrait commencer à recevoir nos supposés pensionnaires en petit nombre. Je dis "nos" pensionnaires, sans aucune idée d'association. Je trouve qu'un homme est indispensable dans une affaire de ce genre pour éviter de trop gros frais de réparations, de bricolage, pour certaines démarches. Mais ce n'est qu'accidentel et ce serait à mes soeurs de se débrouiller pour tout le travail courant. (...) Enfin, dans le cas où votre idée prendra un peu plus corps, que Marie-Louise vienne en éclaireur, nous chercherons ensemble ce qui peut faire votre affaire. Nous pensons bien à déménager, je vais me mettre à chercher sérieusement dans le quartier de St Roch. Cela ne nous empêcherait pas, le cas échéant, de redéménager pour faire bloc avec vous.
Notre TSF nous intéresse toujours bien. Il faut suivant les jours prendre tel ou tel poste pour échapper aux parasites, mais nous avons fréquemment des auditions parfaites. De Juan-les-Pins, naturellement. Rome, Milan, tout à fait bien, Prague très fort, l'Allemagne avec ses orchestre copieux, l'Angleterre et ses rythmes déhanchés. Strasbourg. Et Paris. Mais ceci est dû à notre situation, nous prenons mieux l'étranger que la France, en règle générale. (...)
Nous n'avons naturellement pas revu André depuis le jour du passage des Giroud (quelle belle petite famille et quel homme raffiné et distingué que cet Auguste qui semblait bien jadis un peu empoté et racorni. La puissance d'une femme !)
Il n'y a rien de nouveau dans le secteur André. Il se démène pour ses plantations, fondement de sa fortune à venir. Ce n'est plus un secret que ces dernières offres de mariage. Mais je crois que c'est dans l'eau. Il me semble, du moins. Nous déplorons d'être si éloignés de ce pauvre vieux car la solitude, malgré son moral robuste, ne peut rien produire de bon, en se prolongeant. Mais qui sait comment les choses peuvent tourner ? Pour lui, pour vous. Si vous venez par ici, ce peut lui être une raison de se rapprocher de nous. Et puis la Providence (je crois à la Providence puisque j'y suis forcé, étant père) peut arranger les choses de façon tout différente de nos fragiles desseins. Amen. Le tout est de lutter. Je le dis pour nous tous (je ne dis pas toi). Nous, enfants Reignier, avons tous un peu "des yeux de vache". Quittons-les, de grâce. Recherchons une autre élégance.
Jane dira-t-elle, après moi, comment elle va faire son pull-over ? Je lui laisse un peu de papier, en vous embrassant bien.
Henri

Chères marraines, j'espère que vos santés sont bonnes. Nous allons bien, Jean Lapin a bon appétit. C'est un plaisir de le voir accourir du jardin quand je luis dis de venir manger la bonne soupe. Il fait beau. Ce matin, il était dehors à 7 h 1/2. L'après-midi, nous allons au jardin du monastère, jusqu'à 4 heures. Je remercierai François, ou plutôt je le gronderai pour le billet de Suzie. J'ai employé le mandat à faire une moustiquaire, et comme cela, la petite couche à la salle à manger et dort mieux le matin.
Nous sommes heureux de voir que vous pensez un peu à venir près de nous. Ce serait bien, en effet, cette idée de pension de famille. Souhaitons, cependant qu'il y ait, cet hiver, quelque projet pour Marie-Louise ou Marthe. Ce serait encore le mieux, et nous vous supplions, si une occasion de mariage s'offrait, de faire tous vos efforts pour que cela aboutisse...
Le pull-over sera fait en laine zéphyr, 1 brin blanc et 2 brins beiges mêlés, pour que ça aille vite. J'accepte les offres de maman, et lui enverrai bientôt un patron de culotte pour Jean. Merci.
Bons baisers de nous tous.
Jane"

(1) fille de Gabriel et Odette Dumas

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