dimanche 16 novembre 2008

29 janvier 1933 : Henri fait des plans

"Ma chère Maman,
Ta lettre nous a fait grand bien à tous par les encouragements que tu nous prodigues et l'assurance que tu nous donnes que nous ne serons pas abandonnés. De cela il serait sacrilège de douter, mais cela fait tout de même du bien de se l'entendre répéter.
Nous commençons à sortir de notre stupeur première et à envisager une nouvelle organisation de notre existence - pour laquelle tes conseils, ton expérience (et ceux de mes beaux-parents) seront évidemment accueillis avec toute l'attention qu'ils méritent.
Nous sommes aujourd'hui réunis avec André, passant cet après-midi de dimanche le moins tristement possible. Moi je t'écris, au milieu des conversations, des jeux de l'oncle André avec ses neveux. Il faut que vous n'attendiez pas trop longtemps de nos nouvelles surtout après la dernière consultation. (...)
Pour aller droit aux faits, voici la situation : Mardi, l'accident. Mercredi et jeudi Jane resta au lit. J'avais fait venir une infirmière-femme de ménage ce deux jours-là. Marthe n'a pas eu l'air, ou n'a pas voulu avoir l'air trop fatigué. Jeudi soir je suis allé récupérer Suzy, chez Odette, qui l'avait très bien soignée. André était chez les Dumas, nous sommes rentrés ensemble. Ces jours d'alitement, et depuis, Jane a eu comme température moyenne : le matin 37,3 ou 37,4 et le soir 37,1 ou 37,2. Il est bizarre que le soir soit plus faible que le matin mais c'est ainsi. Vendredi matin, nous sommes allés à la radio et j'ai porté en même temps des crachats à analyser, et samedi après-midi, munis des résultats, nous sommes allés chez le docteur Mazet (le médecin que j'avais appelé le premier jour). Ce docteur Mazet, né à Lyon (mais pas vraiment lyonnais, je crois) est médecin de la faculté de Paris et médecin adjoint des hôpitaux de Nice. Il ne doit pas avoir plus de 40 ans et est certainement ardent et enthousiaste dans son métier. Je le connaissais de vue pour l'avoir croisé souvent quand il sortait de l'Hôpital Pasteur (tout près du Petit Nid) où sont soignés les malades des voies respiratoires. C'est donc un vrai spécialiste ayant une grande pratique. C'est le docteur Ricolfi qui me l'a indiqué après que je lui aie demandé de m'indiquer "the right man".
Donc le Dr Mazet, au vu de la radio et de l'analyse a dit catégoriquement : "Allez à la campagne, et éloignez les enfants". Voici ce que dit le compte-rendu de la radio :
Images de condensation au niveau des deux sommets, plus marqués à gauche qu'à droite. A gauche, elles débordent sous la clavicule.
Les régions pulmonaires moyennes et inférieures des champs pulmonaires ainsi que la région des gros vaisseaux sont normales.
Quant à l'analyse des crachats, voici son résumé :
Pas de sang. Examen microscopique, recherche du bacille de Koch : négative.
Autres microbes : diplocoques, nombreux - pneumobacilles de Friedlander, staphylocoques : assez nombreux - pneumocoques, tétragènes, fuxiformes : peu nombreux - streptocoques, cocobacilles de Pfeifer, leptothrix : néant.
Ce docteur a dit que l'imprudence qu'a commise Jane en prenant un bain a peut-être été un bien en donnant l'éveil et en prévenant la contagion pour les enfants. Il lui a ensuite bien dit qu'elle avait tout sous la main pour guérir rapidement à condition de mener une existence reposante ailleurs qu'à Nice. Le conseil, à ce propos, a été catégorique : "Je suis le médecin des tuberculeux de Nice et je vous dis : la Côte d'Azur est mauvaise pour eux, et Nice est peut-être le plus mauvais endroit de la Côte d'Azur, à cause des courants d'air de ses vallées, de l'humidité de ses bas-fonds, de l'influence trop accentuée de la mer".
Donc, pas d'hésitation : Il nous faut quitter Nice sans retard, puisque nous n'avons plus rien à en attendre de bon, pour nous ou nos enfants, pour maintenant ou pour plus tard. Et puis, puisqu'il faut, au moins pour un temps, éloigner les enfants, je ne peux pas laisser Jane dans la solitude, même momentanée et surtout les premiers temps et, pas conséquent, nous partirons ensemble pour DIeu sait où.
Je pense que d'ici une semaine les enfants seront à Lyon, avec Tante Marthe de retour de sa mission de sacrifice et de dévoûment. En ce moment Suzy est au lit et je suis même allé chercher le médecin du quartier pour la visiter. Elle a eu un peu plus de 39°, maintenant elle n'a plus que 38° et chante, réclame à manger, paraît donc en très bonne voie de guérison. Le médecin nous a dit de luis faire des enveloppement si la fièvre dépassait 38,5°, mais je suis presque sûr qu'il n'y en aura pas besoin. Après trois ou quatre jours de rétablissement, le Dr nous a dit que nous pourrons l'expédier pour Lyon, en prenant des précautions sérieuses, naturellement.
Vous aurez donc, chères Marraines, de quoi vous occuper et d'avance nous vous disons merci de tout notre coeur. IL n'y a pas besoin de vous dire les précautions à observer avec ces petits Niçois transplantés à Lyon en plein hiver. Autant dire qu'ils ne devront presque pas sortir et ne respirer de l'air pur que par des fenêtres ouvertes au bon moment. Votre science maternelle sera à la hauteur.
Quant à nous, il faudra dans l'intervalle du mois de février liquider la situation de Nice et en recréer une ailleurs. Ce ne sera pas sans regrets que nous quitterons ce beau pays, victimes de son détestable climat et bien sûr je regretterai aussi ma boîte où depuis quatre ans (et autrefois) je vivais tranquillement parmi des gens plutôt sympathiques.
J'envisage plusieurs solutions, desquelles ne sortira pas nécessairement celle que nous adopterons, ni la meilleure. Voici comment s'orienteront mes premières tentatives :
J'écrirai au Kozak pour lui demander qu'il tâche de me pistonner pour un emploi de dessinateur, de contremaitre, etc. dans une entreprise de travaux publics travaillant pour l'armée aux travaux de fortification qui se font dans les Alpes, voire dans les Vosges. Il faudrait que le point d'attache ne soit pas à une altitude trop élevée, ni trop démuni de confort pour Jane. Etant ainsi casé, je verrais venir et tâcherais de me fixer quelque part dans un autre emploi plus sûr.
Ensuite, je vais parler à mon chef de service qui est fort répandu dans les milieux d'autocars et les services Nice-Grenoble. S'il pouvait me trouver un petit emploi sur la ligne, que je pourrais améliorer en tenant une petite boutique, en bricolant dans un petit atelier... (...)
Si nous habitons un pays reculé et que les soins à donner à Jane aillent en diminuant nous n'auront pas strictement besoin de gagner autant qu'à Nice, étant donné le moindre coût de la vie.
Pendant le mois qui nous est indispensable pour prendre une décision ou l'entrevoir, Jane se fera faire des piqûres de sels d'or, toujours par le même docteur. La première piqûre se fera mardi, si le temps permet à Jane de sortir. Le docteur lui a prescrit de faire une heure de chaise longue une heure après le repas de midi, de se nourrir normalement avec viandes rôties ou grillées. Je pense qu'il prescrira de l'huile de foie de morue. En attendant, nous allons manger des sardines à l'huile tant que nous n'en serons pas dégoûtés. Il faudra aussi élucider la question rhino-laryngologique car Jane persiste à dire qu'elle a un polype. Jane, soulagée des enfants, aura une femme de ménage, et je pense qu'elle va prendre du poids en vitesse.
Maintenant, chère Maman, je te donne beaucoup de détails matériels, parce qu'il y en a des tas que ton amour maternel attend. C'est ce qui m'empêche, car mon temps est limité, de te dire tout ce qui agite nos âmes dans cette épreuve. Nous arriverons à la supporter avec sérénité, avec confiance, mais de temps en temps nous sommes repris par le sentiment de l'amertume de la coupe à boire. Nos beaux enfants seront dans des mains aussi attentives que les nôtres, mais nous ne jouirons plus de leur présence : baume de tout le mal de la vie. Jane va passer de sombres heures, je ferai tout pour qu'elle garde toujours le courage que je pressens en elle. Elle ne serait plus la vaillante femme que j'ai connue, toujours attentive à remplir son devoir à 100 %, si elle ne réalisait pas son devoir, qui est de se soigner scrupuleusement et de prendre soin de moi de même, pour que le jour arrive vite où nous soyons des parents aptes à reprendre nos enfants. Pour moi je vois clairement ma voie et je pense bien vaincre et être heureux encore, avant longtemps.
Il faut bien aller dîner. Jane, Jean, Suzy sont dans leur lit, chacun dans leur coin. Nous allons nous attabler, Marthe, André et moi. C'est un réconfort que ce bon morceau de famille. Je pense que Marthe t'écrira bientôt. Après son départ nous te tiendrons naturellement au courant de tous les plus petits détails.
Je t'envoie les baisers de tout tes enfants et petits-enfants réunis ici et te remercie encore, avec Jane, pour le réconfort de ta bonne lettre.
Henri
Si, en plus du compte-rendu de la radio, le cliché pouvait être utilement examiné par un docteur de la famille, je l'enverrais recommandé."

Vous noterez que jamais on n'écrit le vilain mot...

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