mardi 20 mai 2008

21 novembre 1927 : Henri n'a rien à dire

Ma chère Jane,
Ce soir je n'ai absolument rien à te dire. Le facteur est en retard, je n'ai pas eu ta lettre d'hier. Il est vrai que j'ai celle de samedi, reçue aujourd'hui à midi, mais c'est déjà bien vieux. Que vais-je te dire ? - Que je t'aime ? Je te l'ai déjà dit de tellement de façons que je crains de n'en pas trouver de nouvelle. Et cependant...
Te souviens-tu du matin de la Toussaint ? Dans la cuisine de Montchat, nous nous revoyions pour la première fois de la journée (officiellement) et tu m'as embrassé tu t'es fait embrasser, en me prenant par la tête. C'est d'ailleurs la seule fois que cela nous est arrivé. Pourquoi faut-il que j'y pense avec douceur, ce soir ? Pourquoi l'avais-je - pas tout à fait oublié - mais rangé au second plan dans ma mémoire ? Voilà, c'est le souvenir que j'évoque aujourd'hui. Voudras-tu m'embrasser encore de même quand nous nous retrouverons dans la cuisine de Montchat ? Je sais bien que je suis idiot, mais je te pose la question quand même.
Et dis-moi, que ferons-nous toute cette journée du deux décembre à Lyon ? Où irons-nous nous promener ? Ce qu'on va s'ennuyer ! Où voudras-tu que je t'offre à déjeuner et à dîner ? As-tu un restaurant préféré à Lyon ?
Ne me réponds pas ! Il ne faut pas tracer ainsi d'avance minutieusement l'emploi du temps de ses vacances, autrement ce n'en seraient plus. Nous irons tout simplement, la main dans la main, au gré du caprice de petite chose. Nous laisserons le plus possible de valises à la consigne, et le bouledogue aussi, s'il se peut. Je t'assure que je l'aime bien, surtout depuis qu'il a été malade et convalescent, mais je préfère qu'il revienne à la surface plus tard, beaucoup plus tard - quand il pleuvra à Nice.
Il pleut en ce moment à Nice, mais le bouledogue n'y est pas encore, ni toi non plus. C'est long. Jusqu'à la veille de mon départ, je trouverai que c'est long. Nous ne sommes qu'au lundi de l'avant-dernière semaine. Car, après le dimanche 27, j'en recommencerai une autre : Deux jours. Ce dimanche sera interminable. Je suis capable d'aller au cinéma comme les nourrices et les soldats, pour tuer le temps. Voilà presque deux mois, je crois, que je n'y suis pas allé. Nous irons ensemble, pas trop au cinéma, à l'Opéra plutôt, si c'est aussi ton goût.
Que me disais-tu que tu engraissais ? Tu donnes ta bague au bijoutier pour la rétrécir encore, c'est donc le contraire. En es-tu toujours contente ? Elle est bien indigente, mais tu l'as voulue ainsi. Je me console : en la voyant, tes amies se font une idée plus exacte de moi. Elles auront moins d'étonnement, le jour de notre mariage, à voir un homme terne, mal fait, gris et trop maigre, au bras de la radiante Jane Beauser. C'est que, d'après ce que tu me dis, elles seront assez nombreuses, tes frivoles amies, à venir nous épier - à la sacristie d'abord, à l'Hôtel Moderne peut-être, ensuite. Ma foi tant pis, il n'y aura qu'un homme pour sortir à ton bras de l'église, et te choisir une place à côté de lui dans le compartiment. Et ce sera moi. C'est tout ce qu'il me faut. Je te choisirai un coin, dans le sens de la marche, je te munirai d'un oreiller, d'une couverture sans doute aussi et je m'assoirai à côté de toi comme dans le petit train de Labretêche. Le voyage durera plus longtemps, j'en suis ravi. Tu ne pleureras plus, tu me fera un brave vieux sourire, et, si tu veux, ce sera du bonheur.
J'aurai le droit de t'embrasser souvent, à chaque station et même entre, quand elles seront trop éloignées. Et à Lyon comme tu seras frileuse (tu verras, à sept heures du matin, en descendant du train !) nous irons prendre un café au lait dans un café de Bellecour, ou faire du feu à Montchat, ou manger une soupe au fromage aux Halles, ou bien faire ce que tu voudras d'autre, puisque c'est toi qui décideras de tout ce jour-là. Après la journée très émouvante, très gentille (puisque nous serons tout à fait en famille) mais très fastidieuse et bousculée du 1er décembre, celle du deux sera un vrai lundi tranquille, intime et doux. J'y pense presque davantage qu'au jour de notre solennelle union devant Dieu et devant les hommes. Et toi ? N'as-tu pas décidé d'avance quelque chose pour ce jour-là et choisi la façon dont il me sera le plus facile d'entrer tout à fait dans tes bonnes grâces ? Moi je passerais aisément ces heures, ta main dans la mienne, assis sur un banc des quais du Rhône, à t'écouter, à te questionner, à te faire sourire, à t'embrasser souvent. Mais ce n'est pas un programme à la hauteur, je le reconnais. Il nous faudra marquer par quelque exploit notre passage dans cette chère vieille bonne ville de Lyon. Tu me diras lequel et je ferai ensuite tous mes efforts pour agir selon ton désir. Irons-nous chez la mère Filloux, tirerons-nous les sonnettes des "gens" pour fuir ensuite, irons-nous voir notre Tante Hortense pour la remercier de son superbe cadeau, ferons-nous arriver un embarras de voiture pour avoir traversé en rêvant la place de la République ? Je ne sais pas encore. Simplement, je sais que nous nous amuserons comme des enfants, avec un seul coeur pour tous les deux.
Mais nous n'écrirons pas trop de cartes postales le deux décembre, et les gens ne nous en voudront pas.

Je n'ai pas reçu encore les lettres de faire-part. Tu as dû les envoyer en petite vitesse, en gare ? Mais il y a le temps encore. Et ça me fera une distraction pour ces longues journées, de coller des timbres à trois sous sur les enveloppes. Veux-tu envoyer une de ces lettre à Joannès Roullet, 97 boulevard Gambetta, Nice ? Ca ferait plus "officiel". Et je pense qu'il serait sensible à cette attention de la future madame Henri Reignier. Aujourd'hui tu trouveras dans l'enveloppe le papier ecclésiastique certifiant mon innocence et la parfaite légitimité de mon désir de t'épouser. Je veux croire que le maire de Nice n'aura à sanctionner qu'un pareil satisfecit de son côté. Alors tu peux être fière ! (...)
Mon smoking ? Il est tout à fait ordinaire, avec seulement le long du pantalon un liseré de soie qui me paraît un peu large. Il paraît que "c'est ainsi". Je dois te dire que je ne m'y connais guère. Quant aux souliers vernis je pense les prendre demain, j'en ai trouvé une paire de "tout faits" qui a l'air de m'aller. J'achèterai les bas de soie noire, en superbe simili et, à une dizaine de kilogs près et quelques autres menus détails, je ferai un cavalier presque présentable.
Je voudrais bien, moi, voir ta fameuse robe. Sans doute auras-tu un voile et aussi un bouquet que je t'aurai offert. Ça me fait rire et ça m'intimide. Je n'oserai pas serrer ton bras contre le mien en sortant de l'église, de peur d'abîmer ta superbe toilette et aussi parce qu'il pourra y avoir des gens pour nous regarder bêtement à la porte. Mais je serai très heureux. Petite chose, je me trouve tout à coup au bas de mon papier et, comme je t'avais prévenue, je ne t'ai absolument rien dit.
Rien de grave, rien de sérieux, rien d'essentiel. Seulement un peu de bavardage avec petite chose. Mais si tu comprends que c'est tout ce dont je suis capable maintenant, simplement, bavarder avec toi, parce que tout est réglé, décisif, définitif, presque fait, entre nous, tu y verras une preuve de tranquille amour, d'amour solide et confiant. Ce soir je t'embrasse dans un endroit bien mal commode, chère petite chose, mais c'est de plus près, tout à fait serré contre toi - comme j'aime - comme je t'aime.
Henri"

Note : Photo de la bague (qui est à mon doigt) dès que j'aurai acheté des piles neuves pour l'appareil photo, lequel a attendu gentiment mon retour de vacances pour tomber à plat....

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