jeudi 22 mai 2008

27 novembre 1927 : La dernière lettre d'Henri ?

Chère Mademoiselle,
Nous voici arrivés au terme de cette correspondance et c’est aujourd’hui la dernière lettre que je vous écris. Ce n’est pas sans émotion que je le fais et je voudrais que vous lisiez ici tout ce que mon coeur peut y mettre de tendre et de spontané en même temps que d’irrévocable et d’absolu.

Chère petite Chose,
Tu sais, nous serons bien obligés de nous dire “vous” mercredi, au moins jusqu’au moment où le “tu” échappera à l’un de nous devant notre parenté. Le contraire semblerait indécent. Et pourtant le lendemain on nous forcerait à nous tutoyer si nous n’avions déjà recommencé. Nous verrons bien, petite chose, ne nous faisons pas de soucis d‘avance.
Oui je pense que demain je n’aurai certainement pas le temps de t’écrire et que ce serait d’ailleurs un luxe inutile puisque j’arriverais à Paris sensiblement en même temps. Il me reste une carte dans ta boîte. Je pense que je te l’enverrai “pour le principe”. Mais tu sais, au dernier moment ne t’attends à rien de sensé, je dirais presque : à rien d’affectueux. Quand on est bousculé, on est bousculé. Dès aujourd’hui je suis d’une fébrilité extraordinaire. Je pense à toi, à toi ici, à toi à Montchat, à toi à Paris, à toi mercredi, à toi jeudi... Cela fait toutes sortes de “petites choses” différentes qui dansent une ronde dans ma pauvre tête et je ne m’y reconnais plus. Je voudrais pouvoir penser à toi, rien qu’à toi, sans détails, ni circonstances, ni personnes... et je n’y arrive guère. Je voudrais être plus vieux de cinq jours seulement !
Enfin, heureusement, je vais mettre de côté la préoccupation “Petite chose arrivant à Nice”. En effet, ton domaine est prêt et t’attend impatiemment. Une nouvelle poussière commence à recouvrir toutes choses. Ce serait affolant... mais tu excuseras cette poussière... et bien d’autres désagréments aussi.
Je me souvient que dans les premières lettres que je t’écrivais, j’avais quelquefois des histoires à te raconter. Aujourd’hui je suis heureux parce que l’enfant en aura presque une à lire et rira peut-être.
Tu sais que je m’étais adressé à ma boulangère pour me trouver une femme de ménage pour ce matin. Nous avions pris rendez-vous pour 8 heures, la boulangère et moi. A huit heures vingt, ne voyant venir personne, je vais relancer la panetière qui me dit :
- Voyez donc si “elle” n’est pas au marché à côté. Elle est passée ici il y a un instant et puis, apprenant qu’il s’agissait de travailler chez un homme seul, elle n’a plus voulu. Tâchez de la voir et rassurez-la...
- Qui est-ce donc ? fis-je, tout à fait amusé.
- C’est la Calabraise, vous la connaissez. C’est cette femme qui a tout fait pour entrer chez votre patron...
- Dieu garde ! Laissez-la à ses frayeurs, madame. Je l’ai échappé belle.
Petite chose, “la Calabraise” est une femme solide et forte qui pèse deux fois mon poids et réduirait en bouillie des gens bien plus costauds. La vois-tu, en admettant que j’aie réussi à l’amener chez moi, me fichant une raclée parce qu’elle se serait figuré... ? Et puis me “cigognant” (comme on dit à Lyon) pour que je la fasse entrer à l’atelier !..
Je me suis débrouillé autrement, sur le tard. De sorte que le carreau a été lavé très vilainement, très incomplètement. Tout cela à cause de la pudeur calabraise, et à cause de toi, aussi. Heureusement que j’ai fini avec tous ces détails ménagers. Fini n’est pas le mot, puisque tout va recommencer, mais je te laisserai le sceptre, ô ! Reine : tu me commanderas, j’aime beaucoup mieux.
Je ne me suis pas encore laissé attendrir : petite chose n’a toujours qu’une couverture, mais je lui ai installé une provisoire table de toilette avec la fameuse cuvette et le fameux pot si vilains. Ce lit, cette table, deux chaises, une descente de lit et des “rideaux à punaises” à la fenêtre, c’est tout. Dans la salle à manger ce n’est guère plus confortable... Mais tu verras bien tout cela, il ne faut pas que tu sois désenchantée si à l’avance. Nice ! perpétuel printemps. Nice, fille du Soleil ! Nizza-la-bella !
Ne médisons pas trop : il a fait beau aujourd’hui. Je t’écris cette lettre à quatre heures, même cinq. J’ai terminé, il y a peu de temps, mon travail personnel en lavant l’évier une dernière fois. Te souviens-tu que j’avais naïvement commencé le nettoyage par l’évier il y a une quinzaine de jours ?
Maintenant il me reste à écrire à Jeanne Mouterde (depuis une semaine !) et à ma mère peut-être. Je t’attends pour écrire à ma tante Hortense. Elle a envoyé à Montchat le fameux service d’argenterie “12 couverts, 12 petites cuillers, une louche”. Je ne sais pas en quoi est tout cela, tant pis.
Il paraît que nous avons reçu aussi une cafetière et un sucrier en “métal français” de la part de Mmes Gangolphe, Vulliod et Ancel (cousines germaines de ma mère - millionnaires). C’est assez inattendu, merci quand même. Madame Gangolphe est la belle-mère de mon docteur. Nous la remercierons ensemble. Enfin cinq cadeaux sont déjà à Montchat. Un trait.

Tu me rendrais bien service en effet, en retenant pour moi une chambre à l’hôtel en question, cela simplifiera tout. L’homme n’aura, comme à chaque fois, qu’à arriver, à se laisser conduire, nourrir, coucher, etc... Tu avoueras que la vie est belle à Paris. S’il n’y avait pas le métro... Seulement ne me fais pas l’avance du prix de la chambre. Ce serait incorrect de ta part ! Retiens-la simplement, s’il vous plaît.
En ce qui concerne la journée de mercredi, Maman m’écrit qu’elle n’arrivera avec Mme L. et M. qu’à 17h10, au lieu de 14h52. Donc cela va modifier tes plans. Peut-être pourriez-vous donner rendez-vous à ma mère à l’hôtel. Non ! elle aurait de la peine à le trouver. Si l’homme aux moustaches (1), qui arrivera bientôt à Paris, avait l’idée de les piloter. Mais nous n’en saurons rien. Cela aurait pu être s’il avait répondu avec un peu de retard à l’invitation de tes parents et fût allé les voir préalablement. Il m’a écrit qu’il le ferait volontiers, et puis je n’ai même pas eu le temps de lui répondre. C’est affreux ce temps qui manque, surtout quand il faudrait tellement se reposer !
Nous nous rattraperons après, si tu veux. Il faut bien espérer que nous finirons par passer une journée tranquille en bout de congé.
Je me suis renseigné, il paraît que je dois t’offrir un bouquet de fleurs blanches jeudi matin. Tu me diras ton goût mercredi et jeudi, je te les apporterai rue Henri-Poincaré, en gants blancs, melon, souliers vernis et smoking... Oh ! que j’aurai vergogne et combien il faut que je t’aime pour me faire “beau” de cette déplaisante façon.
Mais après tout, c’est très bien et je brandirai allègrement le melon d’une main puisque dans l’autre j’aurai la tienne. Ma brûlure est finie, mon rhume presque, je ne souffre plus du tout de mon “vieux” dos. Je ferai un marié presque passable, je l’espère.
J’ai allumé mon feu... Tu remarques que je n’allume jamais mon feu sans te le dire. Manie. Je ne le ferai plus.
Oui, nous allumerons sans doute le phare à Montchat, mais petite chose, il y a une grille dans ta chambre, ne serait-il pas mieux de faire le feu là ? D’ailleurs je ne crois pas que nous soyons longtemps à la maison dans la journée. Tout cela dépendra de toi, si tu veux te reposer en arrivant et même dormir un peu. Peut-on essayer de deviner d’avance les idées de petite chose après une nuit de chemin de fer et le lendemain de son mariage !
Je ne sais pas si on m’aura préparé le lit où j’ai couché pour la Toussaint, au grenier. Si non, peut-être me permettras-tu de dormir sur ta descente de lit, ou couché en travers de la porte pour te protéger ? Eh ! tu me poses une question, je réponds de mon mieux.

Crois-tu que je puisse oublier mon billet de confession ? Non, seulement je crois bien que je ne m’exécuterai qu’à la dernière heure, mardi après-midi. Maman m’a écrit à ce sujet l’autre jour : elle espère que ce sera pour moi le point de départ d’une nouvelle... fidélité à la religion. Je ferai mon possible, en tout cas.
Pendant que j’avouerai mes péchés, petite chose sera en train “de se laver la tête, de faire ses malles et des tas de choses”. Cela me procurera des distractions, j’oublierai de déclarer des fautes graves, je m’en souviendrai tout à coup jeudi à 11 heures et quart. Il faudra “remettre ça” devant le public juste au dernier moment. On rira. Penses-tu quelquefois à notre mariage à la mairie ? Moi presque jamais. Le plus clair de l’affaire sera sans doute de faire antichambre en attendant que d’autres couples se fassent unir. Cinq minutes de formalités, des signatures, et en route vers N-D de Lourdes.
... Tu me demandes si je pousserai l’alliance jusqu’au bout du doigt. Naturellement ! Mais surtout parce que si l’alliance est de la même mesure que la bague, elle sera trop large et glissera toute seule. Encore une chose à quoi l’on ne pense qu’au dernier moment !

Et puis me voici devant la dernière page de cette lettre, la dernière que je t’écrirai, étant ton fiancé. Puissions nous ne plus jamais nous écrire et vivre toujours l’un près de l’autre. Pourtant, je reprends vite ce souhait imprudent. Petite chose n’a pas fini d’avoir des vacances. L’homme lui en donnera de temps en temps. Elle passera un peu plus de temps que lui à Anse l’été. Quand il ira voir la famille ou la tienne, tu resteras peut-être quelques jours après lui pour revoir tes amies ou vivre un peu avec mes soeurs qui t’aiment bien.
Alors nous nous écrirons. Plus familièrement ? Non. Nous avons été jusqu’à la limite de l’intimité en correspondance.
Petite Chose, oui, j’ai dans ces lettres cherché à ce que tu me connaisses et m’aimes et je leur suis reconnaissant parce que je crois que tu veux bien m’aimer et que nous sommes aussi sincères l’un que l’autre. Je ne sais pas si tu ne trouveras pas que l’homme de tous les jours ne ressemble guère à l’homme de ces lettres, moins apprêté, moins gentil peut-être parfois (Dieu garde !) mais ne doute pas de ma sincérité. J’ai fait ce que j’ai pu pour te dire toutes mes infériorités et te garder de trop d’enthousiasme pour Nice et le “monsieur Niçois”. Cela me donne le droit, ensuite, de demander sans arrière-pensée à petite chose d’être ma femme. Si tu dis oui c’est parce que tu sais que je t’aime. Depuis je ne sais quand. De toute mon âme et que je veux vivre courageusement et droitement pour que tu souries toujours à l’homme.
Chère petite Jane, empile ces lettres, attache-les, garde-les comme je fais des tiennes. J’ai le droit de te le demander, mes lettres sont parties du meilleur coin de mon âme : celui qui t’appartient. Et que tous les baisers, tout l’amour et tout le respect qui y sont pour toi s’en échappent aujourd’hui pour m’assurer ton coeur définitivement. La dernière ligne.
Veux-tu te laisser embrasser comme j’aime ?
TON Henri

(1) François

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