samedi 12 avril 2008

2 novembre 1927 : Et Henri est rentré à Nice

"Ma toute petite Jane,
Je ne veux pas aller dormir ce soir sans te dire que je t'aime. Je te dirai la même chose demain en écrivant réellement cette lettre, mais que je me répète d'avance ne peut te déplaire, et à moi cela me fait infiniment plaisir. Quel supplice, à midi, de t'écrire tous ces vous au dos de la carte postale que tu as déjà reçue, mais tu es sage de me l'avoir demandé et je me récompenserai en t'embrassant ici à toutes les lignes. Hélas, tu me manques. Sais-tu qu'après nos si sages caresses je suis cependant tout désorienté, tout perdu de ne pus t'avoir à mon bras et que je cherche ta tête sur mon épaule et tes cheveux contre ma joue ? Je voudrais ta main dans la mienne et des fourmis dans mon pauvre vieux bras gauche, maintenant tout désemparé. J'ai soif de toi, ma chère fiancée. Cela n'enlève pas que j'épouserai d'abord ta petite âme brave et confiante, mais laisse moi te dire que j'aime tes yeux, tes lèvres, ton cou et toute ta menue personne. Allons, je vais dormir. Je sais que tu m'aimes et que tu as confiance en moi, pour arriver sans heurts, sans désillusion, à notre parfaite union. Alors je t'embrasse avec tout mon coeur.

Jeudi midi. Ma chère Jane, voilà ce que j'ai écrit hier soir spontanément - et brutalement peut-être. Mais je ne déchire pas cette feuille et, si je continue sur un mode un peu plus calme, tu sauras néanmoins que c'est le même homme qui parle : à la fois désireux de t'aimer de toutes les façons et respectueux de ta candeur de fiancée.
Je ne pense qu'à toi. Je rêve, cela m'empêche même d'écrire, je reste des minutes la plume en l'air, et le temps passe, et je vais retourner à l'usine.
Où es-tu en ce moment ? Chez ta marraine, à Grenot. Demain matin tu seras à Paris, tu auras retrouvé ta petite chambre, ton divan et mes cartes postales. Tu chanteras, tu seras heureuse, tu organiseras tes dernières vacances...
J'espère, du moins, que tu es heureuse et gaie. Je le suis. Je ne suis pas triste du tout. Un peu désorienté, je te dis, de ne t'avoir plus à mon côté, mais si sûr que tu es dès maintenant ma femme et que ce n'est plus qu'une question de jours pour que je t'aie à moi tout à fait.
Je dois faire un effort pour continuer encore quelque temps va vie de vieux rat solitaire et me rattacher à ces vieilles habitudes que tu vas bousculer. Je suis distrait, mais je ris en dedans.
Ecris-moi vite. Dis moi si tu as conservé jusqu'au bout cette bonne impression de ma famille et si tu es heureuse de trouver une mère et des frères et soeurs dans les miens. Dis moi que tu les aimeras comme je les aime. Dis mois que tu m'aimeras aussi un peu à cause d'eux.
Et quand tu m'auras dit que tu es heureuse d'être venue à Lyon, dis moi encore que la solitude à deux, à Nice, ne t'effraye pas et que tu es sûre que je n'aimerai que toi, doucement, entièrement, toujours.

Je rentre, je trouve ta carte. Merci. J'aime les gens qui aiment les souvenirs : c'est le meilleur de la vie. Je me souviendrai aussi que nous avons écrit des cartes ensemble ce matin de Toussaint. Je me souviendrai de ton "Va t'en !..." quelques heures plus tôt, lorsque, le premier levé de toute la maisonnée...
C'est déjà un bon vieux souvenir pour l'homme, mais pas un souvenir mélancolique. Au contraire, tout plein de promesses, chère petite Jane, malgré ta colère, à laquelle je n 'ai jamis cru une minute. (Ce n'est pas de la fatuité, c'est de l'amour. JE T'AIME.) (...)
J'ai relu ta carte. Tu m'appelles "mon chéri", tu me tutoies, tu me donnes de sages conseils. Et cette carte, nous la choisîmes ensemble place de la Comédie. J'ai voulu à ce moment ton bras droit au lieu du gauche. Pourquoi ? Je ne sais pas. Ces trois jours ont passé trop vite, mais je les aime bien quand même. Je ne regrette rien, pas même l'attente des tramways sous ton parapluie. C'est même maintenant un excellent souvenir. Puisses-tu n'en trouver pas trop, à Paris, de la pluie. Ici il fait toujours beau et chaud. Je ne fais pas de feu, ces soirs, et tiens la fenêtre ouverte. (...)
Je te transmets les félicitations de la marchande de journaux à qui j'ai annoncé mon mariage pour "m'excuser" d'avoir oublié de prendre mon journal pendant trois jours...
Chère petite chose, si ma lettre arrive avant que tu voies Violette, fais lui mes amitiés pour elle et Paul et dis lui combien je la remercie de son chaperonnage passé - si large et si gentil - qui m'a permis de te connaître. Dis à tes parents que je leur suis reconnaissant de ce qu'ils comptent faire pour nous. Je comprends fort bien que c'est un sacrifice de leur part et une preuve qu'ils t'aiment bien. J'espère que l'avenir m'offrira la chance de leur montrer que je viens à eux avec des sentiments filiaux. (...)
Demain - puisque suivant ton conseil je vais aller me coucher, je t'écrirai encore. Peut-être pas plus longuement. Mais avec autant de tendresse, si ce n'est davantage. Si tu veux te contenter de ma solennelle déclaration que je suis jaloux et ne jamais rien faire volontairement pour exciter ma jalousie (je veux dire ne plus me parler d'imaginaires cavaliers dans le train ou ailleurs) je serai éternellement ton unique ami. Ne t'aimé-je pas Janette ? Je t'embrasse et t'embrasse encore.
Henri"