dimanche 13 avril 2008

5 novembre 1927 : Jane raconte son voyage de retour

"Mon ami chéri,
Oui, je suis rentrée à l a maison, j'ai retrouvé mes chers parents, ma chambrette, mon divan, tes cartes postales, une toute récente surtout. Je l'attendais, elle m'a rendue heureuse.
Et à tout cela, à ce modeste appartement, à ma famille, mes amis, mon vieux Paris, il me faudra bientôt dire adieu ; j'y songe parfois comme à un évènement lointain, bien que je le sache tout proche, et ce songe laisse ta vieille chose toute rêveuse, vaguement mélancolique, oh ! très peu. Et je désire cependant de toutes mes forces le jour troublant et bienheureux où tu reviendras à Paris pour m'emmener avec toi, bien loin, dans la solitude.
Nous nous aimerons bien dans cet exil, n'est-ce pas, nous nous aimerons complètement, et ne nous ennuierons jamais. Je le crois, j'en suis sûre ; et j'espère que tu ne te lasseras jamais de la compagnie de ta petite fille. Tu la trouveras bien un peu enfant parfois, mais tu en feras une vraie femme, capable de te comprendre, voire même de causer politique (quelle horrible chose !)
Je pense bien souvent, moi aussi, à nos trois jours, à mes 5 journées passées à Lyon dans ta famille, dans la maison de Montchat, dans "la chambre d'Henri", chez ta chère mère et tes soeurs si gentilles que j'aime beaucoup. J'aurai toujours pour ta mère un profond respect. Je sais que tu l'aimes, que tu la vénères et qu'elle t'aime tant. Et je ne voudrais pas, pour rien au monde, qu'elle puisse ressentir la moindre peine à cause de moi. Je désire au contraire être très très gentille avec tous les tiens, parce qu'ils sont bons, parce qu'ils me plaisent beaucoup et parce que tu les aimes. (Je crois que j'ai un faible pour Marie-Louise ; j'avais tout d'abord préféré Marthe, mais n'en dites rien à personne). J'écris très mal, mais ça ne change pas.
Quelle bonne journée j'ai passé à Grenot, mon ami ! Imagine-toi un vieux château, un immense jardin, un peu en friche, une allée de vieux tilleuls, un petit bois tout autour, de grandes pièces, des planchers usés, des greniers immenses peuplés de gros rats (j'aime moins cela), un âtre où flambent de belle bûches et où l'on se chauffe devant une jolie braise rouge à côté du brave chien Perdreau. Le tout vieux, suranné, des meubles anciens, sans valeur, mais des hôtes si bons, si affectueux.
Ma visite chez ces cousins perdus au fond des bois fut un évènement imprévu, ou presque, dont il parut naître beaucoup de joie. Qu'est-ce que cette phrase ? Ne te moque pas, ce serait un sacrilège, car tout cela je l'écris avec un léger émoi que tu comprendrais si tu avais été avec moi, si tu avais vu de tes yeux comment ma chère Jo (1) m'aime et comme elle était heureuse. Mais oui. C'est de la fatuité, peut-être ?
Et à Grenot j'ai reçu un cadeau : 12 petites cuillers en vermeil, souvenir de famille. Et j'ai rapporté des roses de Noël. Elles durent et se sont ouvertes un peu : c'est très sympathique. (...)
Je relis ta lettre, mon ami, et je l'aime ; elle m'a remplie d'un émoi très doux ce matin, et a mis des pleurs dans mes yeux. Parlé-je bien ? Oui. En tout cas, c'est une réalité, j'ai été émue infiniment, je le suis encore, oh ! vaguement. Cependant, tous ces "tu", "ta", "t'", "toi" sont bien nombreux, et sans m'être antipathiques... ils m'effrayent.

J'ai voyagé confortablement de Châlons à Paris avec une moitié de banquette, voire même les 3/4 d'une, et trois messieurs, et un oreiller. Ils avaient le bonheur de pouvoir dormir et vieille chose remuait, songeait, ressassait. C'était fort pénible et irritant. Ce matin, par contre, je me suis éveillée à une heure indue et l'avais bien gagné.
J'ai réfléchi, en femme sérieuse, au cadeau fort aimable de tes cousins Mouterde. Maman, consultée, pense que des tasses à café seraient les bienvenues en accompagnant une cafetière et un sucrier en argent que maman me donne, les ayant en double. Penses-tu que nous puissions demander cela ? Ou si tu voyais autre chose... c'est une idée, voilà tout.
(Tous ces tu, j'en suis gênée). Il faut bien continuer, cependant. J'ai fait quelques points de notre fameux abat-jour hier soir et ce matin, j'espère bien avoir le temps de le terminer.
Encore une chose mystérieuse, mais qui m'enchante : Je n'ai jamais été autant gâtée, choyée, félicitée que depuis quelque temps. Et tout cela parce que je suis fiancée. C'est drôle. Lorsqu'on est triste, dans l'ennui, et plus digne d'intérêt, personne ne pense à vous témoigner autant de sympathie alors qu'au contraire on en aurait beaucoup plus besoin. C'est une remarque que je me faisais hier soir en revenant de chez ma grand-mère où quelques une de ses bonnes amies m'avaient fait fête.
Au revoir, mon petit Henri chéri, je pense à toi sans cesse et je t'aime. Je voudrais poser ma tête sur ton épaule et sentir tes lèvres sur mes cheveux, comme j'aime.
Jane"

(1) Jo : marraine de Jane (lien de parenté ?)