mardi 29 avril 2008

15 novembre 1927 : Emplettes et préparatifs

"Mon cher petit Henri,
Sois fier, j'étrenne pour toi un superbe flacon d'encre bleue. Mais cette teinte me paraît bien un peu bizarre... au fait elle n'est pas mal. Tolère-là, comme le bouledogue, ce sera une concession de plus !
J'ai eu ta longue lettre tout à l'heure, je l'aime bien, toi aussi. Et cette photo est gentille, je n'y pensais plus, j'avoue. Il est vrai que nous sommes beaucoup mieux au naturel, c'est même incontestable, mais ce sera un souvenir. J'en enverrai une à my... our dear old sister, elle lui fera plaisir. Merci à notre cher Kozak.
J'avais, en même temps que la tienne, une lettre de Marthe, tout à fait gentille. Elle me parle du nombre de lettres : 80. Donc 100 pour vous, 100 aussi pour nous, en comptant largement. J'irai tout à l'heure porter la formule au bureau de mon oncle Jean, devant me rendre à 3 heures chez le dentiste, qui demeure tout à côté. Puis j'irai ensuite rue des Martyrs, c'est mardi et la coutume. On y rencontre quelques amies, et il faut bien se montrer un peu... lorsqu'on se marie dans 15 jours et que l'on va quitter Paris pour toujours, peut-être.
Je viens aussi de recevoir une carte de Violette (... qui) m'attendra pour couper ma
robe. J'ai acheté un patron hier et changé de modèle, des volants froncés feront plus d'effet, surtout avec un tissu mince comme le crêpe Georgette. Tu n'est pas le moins du monde intéressé et je t'approuve. Mais puisque tu veux tout savoir, il faut bien que je te dise tout.
Alors, hier, je suis allée aux Galeries Lafayette, j'ai acheté une superbe blouse en toile pour faire ton ménage. Puis au Printemps j'ai trouvé mon coton perlé. J'ai acheté ensuite un petit gâteau sec, non, deux, excellents. Vieille chose avait faim, et puis, les petits gâteaux secs c'est bien tentant. Tu permets, naturellement. D'ailleurs, à 0F35 pièce, ça fait 14 sous, et ce n'est pas tous les jours que l'on fait des folie
s pareilles.
J'ai porté ma montre au bijoutier et il avait terminé ma broche. Elle est ravissante, si tu voyais ... Ne te moque pas, je dessine mieux que ça quand il faut. Les ronds représentent des perles : 3 assez grosses au milieu de chaque étoile, et des tas de petites entre les motifs, c'est fin et original. Je te la prêterai, si tu veux lorsque nous "sortirons". Par exemple pour le bal de Joannès Roullet (1). Ça fera riche. (...)
Et j'ai parfois des remords en pensant que petite chose, malgré le bonheur qu'elle désire apporter à ton foyer, sera la cause de bien des dépenses pour l'Homme. Et ça commence déjà : il y a le smoking, la cravate, les gants (je suis très sérieuse)... le melon (n'oublie pas surtout), des souliers peut-être. Et puis tous ces voyages, les précédents, les prochains surtout. J'en suis toute confuse et ne peux que t'aimer de toutes mes forces en retour. Seras-tu assez dédommagé ? J'en doute. Je voudrais, mon ami, que tu ne m'envoies plus jamais de fleurs. Je sais que c'est une folie, un plaisir pour moi certainement, mais nous sommes des gens raisonnables, prouvons-le, et je serai peut-être plu
s heureuse si, dans 15 jours, 16 jours, tu m'offres un bouquet de violettes parfumées pour piquer à ma fourrure. Et tu en profiteras aussi. (...)
Odette Duma
s, m'écrit ce matin notre soeur Marthe, nous offre une petite lampe électrique très jolie. C'est tout à fait gentil, et je me propose de lui écrire ainsi qu'à son mari, pour les remercier. Maman a cherché tout à l'heure dans ses caisses et m'a donné de fort jolies choses : petits rideaux de vitrage en toile brodée par ma grand-mère, 2 paires, 55 cm de large sur 92 cm de hauteur. Moque-toi encore... Te rends-tu compte ? J'en suis certaine. Et puis : une très jolie têtière, un napperon, un chemin de table en renaissance (dentelle à l'aiguille). Autres choses : une louche en argent, cuiller à sucre, manche à gigot ; la fameuse cafetière et son sucrier en argent, très chics. Tu vois, nous nous montons. Avec mon service de vaisselle il y a de jolis verres. Enfin je suis riche. Nous entreposerons nos richesses dans de grands meubles anciens que nous pourrons nous offrir avec nos dollars. Je dis anciens, ou modernes, comme tu veux ; mon oncle Jean, qui a très bon goût, nous conseille d'acheter petit à petit, quand nous verrons quelque meuble intéressant et de style. Bien sûr il faudra tout de suite une armoire et un buffet pour caser bien des choses. (...)
Oui, nous irons vite chercher le beau soleil, car il fera froid. Tu me guideras dans les beaux endroits que tu connais et dont je ne peux que me faire une idée très vague. (...) Excellente, cette idée de vouloir rester "toujours" sous le beau soleil du Midi. C'est raisonnable, c'est aussi un désir de petite chose. Mais ailleurs que chez M. Roullet, oui. Ce tyran ne me dit rien qui vaille. Et vieille chose lira toujours de l'anglais pour ne pas oublier en cas de besoin. Nous speakerons ensemble, veux-tu ? Ce sera très amusant.

Tu es bien gentil, j'aime tout ce que tu me dis dans ta dernière lettre. C'est si bon, si tu savais ! Et je veux être toujours très très gentille, et dévouée, et t'aimer de toutes les façons, en esprit, avec mon grand coeur et toute ma petite âme. Et je reste dans tes bras, étroitement embrassée par l'Homme aussi longtemps qu'il veut.

Janette"

(1) Joannès Roullet : le patron cyclothymique d'Henri.