mardi 1 avril 2008

10 octobre 1927 : Jane est effrayée

"Mon cher Henri,
Vous savez, autrefois, c'est-à-dire il y a très très longtemps, lorsque j'étais une enfant, je ne manquais jamais de jeter les yeux sur les dernières pages d'un bouquin avant d'en commencer la lecture. Ainsi agissé-je avec vos lettres. Et ce matin, (désastre !) ce... "je t'embrasse" m'a considérablement choquée. Vraiment, je n'avais pas songé, moi, que nous puissions nous tutoyer avant "notre mariage", je veux dire après quelques jours, mettons, ou plus, je ne sais pas. Et à Lyon, dites-vous ? Mais vous êtes effrayant d'audace.
J'avoue, en définitive, que le "bonjour mademoiselle" de la gare de Lyon me déplaisait moins.
Enfin bref. J'ai été, moi, en froid avec vous depuis deux jours. Monsieur n'écrivait pas, c'était vexant, irritant (je n'ai pas dit attristant). D'ailleurs il fait si beau, beaucoup plus beau qu'à Nice même. Quant aux engelures de vieilles chose, elles vont mal, ou assez. Mais tant pis, l'essentiel est que vous vouliez bien m'aimer quand même et toujours, mon cher Henri, avec ou sans engelures. Maintenant je ne gronde plus, l'orage est passé. Et je veux bien continuer à vous témoigner ma sympathie. En voulez-vous ?
Figurez-vous que je suis riche ! Je possède tout un service de vaisselle, des couverts d'argent, des couteaux à manche d'ivoire (riez-vous ? moi oui) et puis pas mal de linge de maison, des draps superbes marqués D J etc.... pas mal de bibelots, des couvertures, un beau couvre-pieds etc... etc... Etes-vous content ? Ce n'est pas encore à vous tout cela, vous savez, c'est à vieille chose.
Nous avions fait autrefois un héritage de cousine sympathique, alors j'ai récolté un peu, c'est toujours ça.
Ne vous faites pas de mauvais sang au sujet de votre installation. Ce sera très bien, trop bien, pour commencer surtout. Et ensuite on aura bien le temps d'y penser. D'ailleurs, mes parents y pourvoiront. S'il n'ont pu causer encore de cela avec vous, c'est que le temps ne le leur a pas permis, et aussi qu'ils l'avaient tout à fait oublié. Mais on en causera en temps voulu.
Oui, mon ami, j'ai songé moi aussi à ce "revoir" dont vous me parlez. Sans doute arriverez-vous chez votre mère "very early" (Ne bêchez pas mon Anglais, jamais, vous n'êtes jamais allé en Angleterre). Alors si c'est par le train qui arrive à Perrache vers 6 h, celui que prenait mon oncle quand il venait à St Just, sans doute votre Parisienne sommeillera-t-elle encore profondément. Et elle n'aura nulle envie de s'éveiller de ses rêves pour faire face à la réalité décevante. Car si c'est encore un abord du même genre que le dernier , merci ! Moi je veux bien vous adresser un sourire en cette circonstance, si j'ai suffisamment dormi pour être de bonne humeur.
J'avais pensé, tout d'abord, quitter Paris le 29 au matin. Et puis, maintenant, je ne sais plus. C'est très embarrassant et délicat, mon cher ami, mettez-vous à ma place. Je suis certaine de la bonté de votre mère, mais je ne peux pourtant pas... m'inviter.
Les fleurs d'oranger seront les bienvenues ici. Mais comment les avez-vous expédiées, à propos ? Peut-être en petite vitesse, dans une malle ? Ne vous fâchez pas, ne vous repliez pas en boule, je vous ai promis de ne plus vous taquiner, et je tiens toujours mes promesses.
Je lis "Eugénie Grandet" et ça me plaît.
Non, monsieur, je ne suis pas enrhumée. (J'espère que vous m'aurez choisi un papier à lettres convenable).
Plus de place. J'écris peu, aujourd'hui, attendant une longue réponse à ma lettre. Et puis je dois sortir pour retrouver mon amie Ginette au Louvre. On bavardera et se promènera un peu.
Encore une petite place pour vous embrasse gentiment, monsieur mon gentil ami.
Votre petite Jane.
Après être partie dans la direction du Louvre, je remonte mes 3 étages vivement avec votre paquet et votre carte. Et nous vous remercions, mon cher Henri ! Pardonnez-moi mes taquineries. J'aime votre carte et vous par dessus tout. (Quelle lettre !)"

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