mercredi 16 avril 2008

9 novembre 1927 : Abat-jour, bouledogue, et crêpe Georgette ?...

"Chère toute petite Jane,
Il faudra que je rachète bientôt du papier à lettres, mais tant pis. Ce sera de ta faute, tant mieux. J'aime que tu bouscules déjà ma vie, j'aime cette habitude que j'ai prise de t'écrire tous les jours de une heure à deux et de continuer en rentrant le soir.
Aujourd'hui en revenant chez moi à midi, j'ai tourné le bouton... et la lumière fut ! Je me suis exclamé, j'ai manifesté ma joie tout seul, mais je pensais à toi et à ton abat-jour, aux autres que nous ferons ensemble, à l'un-peu-plus de confort que nous aurons enfin. A toi qui as sans doute toujours eu l'électricité chez toi, cela ne paraît rien, mais l'Homme qui ne l'a jamais eue, ni chez sa mère, ni chez lui, en est tout étonné et ravi.
Parlons d'autre chose. Je ne sais pas si je peux espérer avoir ta lettre (ou ta carte) de mardi, ce soir. Cela me rend un peu fébrile. Vois-tu, il est temps que cesse cet état de choses et que je T'AIE enfin tous les jours en dépit des facteurs et des trains. Pour moi, la voie est tellement droite ! Je n'ai rien à laisser derrière, à regretter, presque rien à modifier dans mon existence et je recevrai par contre le précieux cadeau de petite chose tout entière et toute confiante. Tandis que toi tu partiras, tu quitteras tout ce qui te fut cher, pour vivre dans un pays presque étranger avec un homme - qui t'aime - mais avec un homme enfin, pas un dieu, pas un aigle, brave type (oui !), sans plus. Je sens la valeur de ton sacrifice, je t'aime pour l'avoir fait si spontanément et je tâcherai qu'il ne te semble jamais trop pénible.
Il pleuvote. Le mois de novembre, que voulez-vous. Espère en décembre, Jane, je suis sûr qu'il sera beau. Et puis s'il nous faut rester un peu plus au coin du feu, ou faire faire quelques promenades hygiéniques au bouledogue (1), tant mieux : on se serre davantage l'un contre l'autre dans ces occasions. (...)
Huit heures du soir. Chère petite chose, je n'ai réellement pas mis une heure pour écrire ces deux pages, à peine ; j'ai dû rêver beaucoup... je ne sais plus. J'ai trouvé, en sortant, une lettre de ma mère et, en revenant, la tienne. Ma mère dit "Jane" et "NOTRE CHÈRE JANE". Elle t'a adoptée, purement et simplement, ce m'est une grande joie. Tu l'aimes bien, je suis heureux. Mais il faut parler des "à-côtés". Maman, me parlant de la cérémonie... du 1er décembre (c'est la date que tu as choisie ? marchons !) me dit que la plus élémentaire politesse m'impose d'inviter mon oncle-et-parrain Dumas et les parents auxquels je t'ai présentée. (...)
En lisant ta lettre, j'en trouve le programme, en même temps que l'ordre de me faire construire un smoking. J'obéirai, j'arriverai à Paris plein de bonne volonté, certain de ma récompense. Je serai sans doute parisien depuis la veille seulement, je tâcherai de passer une bonne nuit. Si je m'écoutais, j'irais te réveiller ce jeudi matin de très bonne heure. Mais non... il paraît que cela ne se passe pas ainsi. A dix heures j'arriverai rue Henri-Poincaré, un peu plus tôt, c'est vrai, puisqu'il faudra passer par la mairie. Et puis tout ira ensuite tout seul. Les gens nous laisseront bien nous embrasser de temps en temps, je pense. (...)
Non je ne me souviens pas, chère mademoiselle, que nos regards se soient rencontrés - au bord de l'eau, le 13 août 27 - de façon que tu aies constaté "que mes yeux étaient bleus et doux". Mais je t'en suis reconnaissant tout de même. C'est reporter bien loin en arrière l'espoir que j'avais d'un premier témoignage de sympathie. (Il faut lire deux fois cette phrase, au moins, pour la comprendre). Et maintenant, depuis je ne sais quand, je sais que tu m'aimes. Que me faut-il de plus ?
Un secret : je n'ai réellement été troublé qu'à mon second voyage à Paris. Au premier, j'étais simplement intéressé, un peu ému, très sympathiquement prévenu... A Lyon je t'ai revue ma fiancée, plus un doute ne subsistait sur notre commune destinée... C'est pour cela que mes proches m'ont sûrement jugé beaucoup trop familier et surtout "ne faisant pas assez de frais". Mais puis-je, moi, être rudimentaire et frustre (sic), témoigner de mon amour avec des gants et des façons sucrées ? Dieu garde !
Serez-vous en crêpe Georgette ? Pourquoi pas ? Je ne sais pas du tout ce que c'est que le crêpe Georgette, mais Herbert est bien gentil de te l'avoir si vite envoyé. Cette étoffe te plaît-elle et comment sera ta robe ? Fais-moi un croquis... Tu sais bien dessiner les pendus...
(...) Tout au long de ces fiançailles, tu auras été comme je te voulais. Je ne te dis pas comment : continue à être toi. Je connais ton âme, je l'aime. (...)
Je ne lis plus rien. Je travaille, j'écris à ma Jane, je mange et je dors. C'est assez. A demain, chère petite fille. J'ai mis tes violettes avec les pétales de roses de Labretêche et ceux d'oeillets de Nice. Je les presse sur mes lèvres et c'est toi que j'embrasse.
Henri"


(1) Le bouledogue... sert de poignée au parapluie de Jane.