jeudi 21 février 2008

19 août 1927 : Jane se lance

"Cher Monsieur,
C'est encore sous l'impression du trouble délicieux que m'a causé la
lecture de votre longue lettre que je réponds en réclamant toute
votre plus grande indulgence. D'abord parce que je suis bien loin
d'écrire comme vous le faites et aussi parce que mon écriture
irrégulière ressemble assez à celle d'un chat, si toutefois les chats
ont jamais écrit quelque chose.
Et puis j'aime à écrire comme je cause, étourdiment, c'est mon
plaisir. Et je ne chercherai pas tout ce que j'ai à vous dire, je
tiens à ce que notre correspondance soit un simple rapprochement
entre nos idées, nos pensées et nous-mêmes. Mais ne croyez pas que
j'aie la moindre idée de vous reprocher la perfection de votre style.
Au contraire, il m'a surprise trop délicieusement et causé trop de
joie pour cela, mais je m'excuse simplement de n'être pas à la hauteur.
Quant à mon papier, je n'ai pu encore le remplacer, aussi il est
d'une minceur piteuse ! C'est le complet assortiment de la
vulgarité ; ne trouvez-vous pas ?
Je m'exécute, en personne naturellement et volontiers obéissante à
vous envoyer les deux pauvres et très anciennes photos que je
possède. Elles avaient été tirées à Lyon, chemin de la 1/2 Lune, ce
coin qui semble nous rapprocher drôlement par les souvenirs qu'il
nous rappelle. (...)
Laissez-moi vous dire tout le plaisir que votre passage ici m’a causé. C’était si imprévu et presque incroyable, après mon long exil en Angleterre et ce retour récent attristé par la maladie de ma mère, que j’ai été longtemps troublée et inquiète. (...)
Ma jeunesse fut triste, la grande sévérité avec laquelle nous avons été élevés, ma soeur, mon frère et moi ; puis la maladie de mon père qui brisa notre situation en durant plusieurs années jusqu’au début de la guerre, et ensuite après toutes ces longues et bien tristes années, la fatigue de maman qui, tout en s’étant améliorée par périodes, est loin d’être terminée.(...)
Je m’occupe beaucoup cependant, ayant toute la charge de l’intérieur, puisque maman n’est pas ici (1). Mais mon père n’est là que le soir, aussi je me trouve assez solitaire. Je sors un peu, vais souvent voir ma grand-mère et quelques amies, et je brode ou couds (c’est là mon art !).
C'est si gentil à vous d'écrire à mon père, et je vous en suis très
reconnaissante. Je n'aurai connaissance de cette lettre que ce soir
et ne puis malheureusement vous causer des impressions qu'elle aura
éveillées.
Laissez-moi vous dire bien sincèrement que mes parents, mon père et
ma grand'mère surtout, se réjouissent du bonheur qui semble briller
pour moi depuis si peu de temps. Quant à maman, en malade
naturellement un peu égoïste, elle eût préféré me garder toujours
auprès d'elle, et de cela nous ne pouvons lui tenir rigueur.
Et maintenant, je n'ai plus de place. N'est-ce pas suffisant ?
J'attendrai maintenant, une seconde lettre.
Très sincèrement, à vous en pensées

Jane Beauser"


(1) Anna Beauser semble avoir été dépressive (en tout cas certainement hypocondriaque), au moment où l’histoire commence, elle est en maison de repos.

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