mardi 26 février 2008

1er septembre 1927 : Jane laisse courir sa plume

"Cher et très sympathique ami,
C'est effrayant, cette correspondance. Quelle surprise et ... quelle joie ! C'est à dérouter les calculs les mieux établis. Tout à l'heure, (...) j'ai été arrêtée au passage par ma concierge et ... que m'a-t-elle remis ? Quelle adresse ! C'est d'une extravagance ! Moi, je n'oserais jamais, si j'étais vous (1).
Et j'ai tant de choses à vous répondre ! C'est fou. Je ne sais plus. Oui, ces trains, ces facteurs font vraiment preuve d'un zèle extraordinaire, et sans s'en douter.
By the way, comment faites-vous pour écrire comme vous le faites ? Est-ce de la recherche ou de la simplicité ? (2) Je me le demande... En tout cas ça me plaît... infiniment. Je m'étonne sincèrement que vous trouviez ma plume intéressante et coulante.
Coulante, ça, peut-être, car ça me vient tout seul et trop vite, malheureusement, et la "personne" en question n'est pas assez réfléchie encore pour arrêter à temps les "boulettes". C'est ainsi que parfois elle gaffe et se fait méjuger. Excusez mon argo (sic). Vous savez, à Paris, on est lancé, et il doit arriver que malgré soi, on révolutionne parfois les gens bien élevés. Ma foi, tant pis ! Et je sais très bien que je suis une gosse sans conséquence.
Savez-vous ce que m'écrivait hier ma tante en me remettant un paquet de livres la veille de son départ en vacances ? : "J'ai choisi pour toi ces quelques volumes, peut-être les trouveras-tu trop sérieux. Te sens-tu capable de faire un vrai effort ? Il faut que la grande enfant gentille qu'est Janot devienne une femme..." etc. Eh bien ! J'espère que vous voilà fixé. Inutile de vous dire que la grande enfant est tout à fait décidée à se meubler l'esprit, et d'ailleurs ces chers bouquins lui sont déjà sympathiques. En voici les titres : "Le maître de forges", "Eugénie Grandet", et "Madame Bovary". Il paraît que ce dernier, de Flaubert, fera rougir ma mère ; gare !...
(...) Vous me parlez de votre mère. Il me semble la connaître un peu par ce que vous m'en dites. Oui, je serais heureuse, certainement, de la voir et, sans doute, de l'aimer. Mais peut-être se fait-elle de votre "Inconnue" une idée trop avantageuse.
Il y a des jeunes filles supérieures, que l'on admire. J'en connais.
Moi, je suis tout simplement une brave gosse, j'ai un coeur, du courage, et pas mal de désirs de gentillesse pour les personnes qui me sont sympathiques.
J'ai quelques affections enthousiastes, des dévotions de brave jeune chien. Ainsi, tenez, savez-vous quelle est ma meilleure vieille amie à Paris ? Une chère "vieille fille", amie de toujours de ma famille. Elle est la marraine de ma soeur, et un professeur de chant et piano. Et je l'adore ! Et elle m'aime beaucoup. Et je ne sais pas au juste pourquoi.
Pardonnez-moi, je suis une folle. I should like to speak English a lot, and I am always lazy. You write perfectly. I don't. But I talk easily. (...)
Dans quinze jours, me dites-vous ? C'est ce que je pensais. Mais quand, au juste ? Peut-être pourrez-vous me le dire soon. Il wish you could. Will it be on a Saturday or any other day of the week ? Comme je parlais de ce "revoir" avec votre cousine, elle m'a dit que nous pourrions arranger cela chez elle encore, tout au moins pour une partie de votre première journée, et peut-être honorer "my family" de votre visite sur la fin de l'après-midi. Qu'en pensez-vous ? A moins que, "désemballé", si vous avez jamais été emballé à mon sujet, vous ne conceviez nullement le désir de venir présenter vos hommages à la rue enfumée qu'est la rue Henri Poincaré. We never know.
Et maintenant, attention, j'arrive au point ennuyeux que vous me demandez d'aborder. Mes ambitions, dites-vous. Morales, oui, j'en ai. C'est-à-dire, voilà. Sans avoir jamais rêvé d'un "garçon exceptionnel" que vous prétendez ne pas être (et remarquez que je n'ai jamais eu l'intention de faire cette comparaison) mon désir était de rencontrer un jeune homme (à peu près de votre âge), sérieux, intelligent et travailleur. Trois qualités simples mais rares. (...)
Ai-je encore quelque chose à vous raconter ? Je ne sais plus. En tout cas je reprends une troisième feuille (au risque de me ruiner), et je m'aperçois avec confusion que mon écriture de chat s'horrifie. Vous me donnerez des leçons d'écriture à votre prochain voyage. Ce sera une charité. Je crois que c'est là surtout une question de calme. (...)
Oui mon "Eternal City" étant vraiment rasoir, je l'ai laissée en plan, tout en disant, naturellement, à ma tante qui me l'avait passée, que c'était des plus intéressants. On peut se permettre de ces petits mensonges-là, quand ce ne serait que pour faire plaisir au gens.
A propos de ma tante (c'est une femme supérieure), eh bien ! elle aimerait que nous allions tous les deux, vous et moi, passer une journée à Labretêche où je suis allée ces derniers dimanches ; c'est là qu'ils ont leur petite maison et le tennis. Y êtes-vous ? Il y aurait le charme de la promenade en forêt, a-t-elle dit (promenade sentimentale qui déplairait certainement à vos idées de vieux philosophe endurci). Enfin bref, tout cela c'est à voir, il y a là mes parents, leur approbation, et hélas ! la courte durée de votre séjour. Et puis le temps. C'est une grosse question, à Paris, et que les méridionaux comme vous paraissent ignorer ou dont ils ne pensent pas à se soucier. Nous avons eu un soleil et un ciel idéals pendant ces 4 derniers jours. Et aujourd'hui c'est d'un gris !... Mais mon humeur est toute rose, comme la vieille robe sympathique qui m'est venue d'Amérique et que je porte sur moi aujourd'hui, pour vous écrire, mon cher maître. Me considérez-vous comme une personne sensée ? J'écris aujourd'hui avec une facilité qui m'effraie. Quelle impression produira-t-elle ? Soyez indulgent.
Si votre chère mère, que je vénère autant que ma digne grand-mère (qui fait brûler des cierges pour mon bonheur), avait le malheur de jeter les yeux sur mon horrible gribouillage, elle aurait sans doute de moi une opinion désastreuse.
"Aimez-vous les cartes postales ?" Cette question ! Mais naturellement, en plus des lettres, bien entendu.
Gardez-vous bien de retirer vos appellations, si peu correctes soient-elles, car je n'oserais plus, moi, oser, et j'ose déjà si peu.
Je demeure sincèrement et très gentiment votre vieille petite chose"


(1) Malheureusement, l'enveloppe n'a pas été conservée, mais au vu de certaines autres adresses fantaisistes, on peut s'attendre au pire...
(2) Henri a souligné cette phrase, et écrit dans la marge "je n'en sais rien moi-même, chère personne"

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