jeudi 20 mars 2008

1er octobre 1927 : Fleurs d'oranger

"Mon cher Henri,
J'ai eu enfin votre lettre ce matin ! Je dis "enfin", ce n'est pas un reproche, car je vous sais affairé, et je vous suis reconnaissante de trouver, malgré cela, du temps pour m'écrire, et si gentiment cette dernière fois !
J'ai envie de vous envoyer le plus gentil et le plus aimant des baisers pour vous prouver ma gratitude et vous récompenser, si toute fois cette singulière récompense peut vous être agréable.
Et me revoici, aujourd'hui, tout comme lundi dernier, installée de la même façon qui donne à mon écriture une excuse. Oui, j'aime mon divan ! Oui, cette phase, cette période de l'existence que nous traversons en ce moment n'est pas à regretter. Et je m'en souviendrai plus tard, peut-être avec émotion ? Peut-être aussi serai-je tentée de sourire à l'évocation de ces souvenirs, de ces enfantillages de votre vieille chose ! N'importe, c'est charmant !
Et vive notre belle jeunesse ! Soyez jeune, toujours, comme moi. Et défiez bellement la méchante nature qui blanchit déjà vos cheveux (je l'ai très bien remarqué). Les miens seront blonds éternellement.
Et c'est toujours, à peu de chose près, la même existence. Il y a deux semaines, nous étions au musée Grévin ; dans 4 autres semaines, nous serons à Lyon, ou presque. Ce sera moi l'éclaireur. (...)

J'aime beaucoup votre gentille petite soeur Marthe. Elle doit être charmante, d'abord pour sympathiser de la sorte avec une pauvre vieille chose comme moi qu'elle ne peut que bien vaguement s'imaginer, surtout par les vilaines choses que vous êtes peut-être bien capable d'avoir raconté à mon sujet.
Et je serai heureuse que vos deux soeurs viennent m'attendre à Lyon avec Thérèse Biass.
J'ai écrit à cette dernière il y a déjà longtemps, monsieur ; n'essayez pas de m'accuser de négligence. Seulement, ayant adressé ma lettre à Villeurbanne, à tout hasard, celle-ci avait voyagé un peu. C'est une partie de plaisir comme une autre...
Oh, cette écriture ! Dieu garde ! dirait, et s'exclame peut-être mon brave méridional.
Attendez, je vais me recaler un peu, ça ira mieux. Jugez-en.
A quoi cela ressemble-t-il, du bois d'olivier ? Ça doit être sympathique, et l'évocation de ce feu parfumé nous chauffant l'un près de l'autre au coin de votre âtre, me plaît.
Oui, nous lirons ensemble. Mais pas à voix haute, n'est-ce pas ? Je n'aime pas cela.
Mais nous échangerons nos idées et je m'amuserai à bouleverser les vôtres. Ou bien, par un prodige dû à votre intelligence et à votre jugement élevés, réussirez-vous à convaincre votre étourdie d'enfant et à la former selon vous. Dieu, quelle phrase ! (...)
Et demain nous allons chez des amies, madame Fromentin (une vieille amie de maman), et sa fille Marthe, une belle fille de 30 ans, très chic, qui se "gobe" pas mal aussi, et a une jolie situation chez Schneder (Je ne sais pas écrire ce mot). Vous pouvez vous moquer. (...)
Mes meilleurs souhaits de bon voyage à votre patron, et qu'il vous laisse tranquille pour un bout de temps. Vous m'écrirez un peu plus, alors, voulez-vous ?
Vous savez bien, mon cher Henri, que vous ne pouvez pas me faire de plus grand plaisir en ce moment. Quand je n'ai rien une journée, c'est une déception, une vague tristesse qui me pèse. Soyez gentil, mais que cela ne vous coûte pas.
Et j'ai quelque chose à vous demander. Nous avions causé, avec vous et maman, des fleurs d'oranger si rares à Paris et si abondantes à Nice. Vous en souvenez-vous ? Maman a toujours le sommeil plus que léger et son état s'en ressent, son moral surtout. C'est effrayant ! Alors, pourriez-vous galamment lui envoyer un minuscule paquet de ces fleurs salutaires ? Nous nous excusons, nous sommes confuses d'abuser de votre complaisance et nous vous en remercions. Mais rien ne presse, travaillez, moulez, cuivrez, dessinez, sculptez même, et... écrivez.
Et puis, je voulais vous dire aussi cela : que je compte sur votre bonté pour m'épargner le plus possible de ces visites de présentation, bientôt. Je vous en prie, mon ami, ayez pitié de votre sauvageon de petite chose, de cette timide jouvencelle de la Porte Dauphine.
Je ne veux pas rajouter encore une 3ème feuille, ce serait trop vous gâter (de belle écriture surtout). Et je vais sortir pour vous envoyer ça.
Au revoir, mon très sympathique ami. Je pense à vous toujours et demeure votre petite chose, à vous.
Jane"

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