mardi 25 mars 2008

9 octobre 1927 : Portrait de la Reine (lettre à Marthe)

"Ma chère Marthe,
C'est peut-être à Maman que je devrais écrire puisqu'elle m'a envoyé deux si bonnes lettres en peu de temps, mais la tienne est plus ancienne et tu m'écris si rarement qu'il ne faut pas que je perde cette occasion de t'encourager et de te remercier. Tu es très bonne de me montrer de la reconnaissance parce que je pense encore à ma famille au milieu de "tout cela". Je ne pense, tu le sais bien, qu'à vous donner une autre soeur et si je suis forcé, parce que je lui écris beaucoup, de vous écrire à vous un peu plus rarement, c'est avec le sentiment que vous le comprenez et m'excusez aussitôt.
Vive la Reine, dis-tu. Oui c'est une brave enfant, que j'aime bien et que j'aime tout court, mais je ne voudrais pas que tu attendes une petite princesse de légende en l'attendant car tu serais déçue, je te le dis carrément. J'irai même jusqu'à te dire qu'elle n'est pas régulièrement jolie ; jeune, fraîche, gentille, mais l'air peut-être un peu trop sérieuse et repliée. Il me suffit à moi de connaître son fond et de l'avoir fait sourire d'une façon qui me plaît, pour avoir confiance en elle et subséquemment me fiancer. Parlé-je net ? Et pourtant il n'en est pas besoin. Vous savez bien que l'abord sera gênant. Vous voudriez votre future belle-soeur tellement comme vous et tellement parfaite (1) que vous serez certainement déçues, au début. Mais si vous avez l'occasion de juger comme moi vous reconnaîtrez à cette chère personne assez de simplicité et d'envie de se dévouer pour vous l'apparenter. Elle ne joue pas de piano et ne danse guère, c'est énormément intéressant. Elle a "juste" son brevet et ignore une foultitude de choses dans la vie. Elle me prend pour très savant et m'exprime l'envie de "s'élever à mon niveau". C'est marrant, mais c'est gentil aussi et je l'aime bien pour les illusions qu'elle se fait sur moi. Je te dirai ensuite que ses parents ne roulent plus sur la grosse galette maintenant, et que la dot ne sera pas lourde, qu'elle s'en rend compte, qu'elle m'estime pour l'épouser ainsi, qu'elle fera je l'espère bien la femme économe et dévouée qu'il me faut, ne se souciant pas trop de mes façons roturières et reconnaissant avec moi la simplicité de bon ton pour la première des aristocraties.
Es-tu servie ? As-tu une idée d'ensemble de la "personne" et es-tu disposée à l'aimer avec un peu moins de "parti-pris" comme tu disais, mais avec un peu plus de raison.
J'aimerais que Maman en l'invitant lui demande (ou demande à Mme Beauser) de lui envoyer sa fille un deux ou trois jours avant que j'arrive, afin que vous vous fassiez une idée plus complète d'elle et elle de vous. J'entends me marier dans le cadre familial, ma chère Marthe et que nous ne puissions jamais nous séparer moralement, vous, elle et moi.
Alors, après l'invitation que je demande à Maman de faire, en toute simplicité (sans que je lui envoie de brouillon ! à quoi bon ?) elle vous répondra en vous indiquant son jour. Vous irez la chercher à la gare et le reste ira ensuite tout seul. Vous la logerez dans ma chambre (si j'ai encore une chambre) et moi au grenier. Et puis ne faites aucun apprêt : ce n'est plus une étrangère. On se boira une bouteille d'Asti en fumant une cigarette, à notre façon habituelle. Pourquoi faire plus ? Ses parents m'ont reçu aimablement, mais ils n'ont pas tué autre chose qu'un gigot en mon honneur. Et puis la mangeaille c'est idiot. Ça vous tient à la cuisine et c'est si vite disparu, après. (...)
Je continue, en répondant à ta lettre. Non, ses parents ne viendront pas à Lyon. Son père travaille et a soixante ans, sa mère est trop fatiguée. Ils ont confiance. Nous ne ferons pas de mal à la Reine, je pense.
Et moi, je pense ne retourner à Paris que pour la grande affaire, que je voudrais aussi petite que possible. D'ailleurs c'est dans mes idées. Et puis avec des gens ne dansant pas, c'est la "stricte intimité" qui vaudra le mieux. Si vous pouvez tous venir à Paris et que nous voyagions ensemble, on s'amusera dans le train.
Maman me parle d'une certaine "rose" (2). Je suis bien touché qu'elle ait eu cette pensée de s'en dessaisir au profit de la Reine. Je ne me rends pas compte exactement de la valeur de ce diamant, mais je vous dirai tout d'abord que ce truc-là vous revient à vous mes soeurs avant la Reine et que je n'ai jamais eu l'intention d'offrir une bague de prix. Ça n'est pas dans "mes principes" et la Reine me l'a demandée "la plus simple possible". (...) J'ai demandé à Jane de m'envoyer quelque bague de bazar à la mesure de son doigt. (...)
Au revoir ma chère Marthe. Deux dimanches encore ici et puis je serai parmi mes marraines. Puisse l'enfant vous plaire, je serais tout à fait heureux. Embrasse bien ma mère pour moi, je lui écrirai bientôt. Embrasse Marie-Louise. Serre la main à André. Et embrasse-toi de ma part. Je t'aime bien.
Henri"


(1) Henri a souligné ces derniers mots et ajouté dans la marge : "idiot"
(2) C'était un assez gros diamant, mais dont le dessous était plat au lieu d'être en pointe, ce qui lui enlevait beaucoup de valeur.

A la place de Jane, j'aurais été pétrifiée à l'idée de passer "un deux ou trois jours" dans la famille de mon futur en son absence, confrontée à trois femmes inconnues pas forcément bien disposées à priori à mon égard. Elle était bien courageuse, ou amoureuse, ou les deux... Et Henri bien présomptueux et tendance despotique, à mon avis. Mais vous verrez, ça va bien se passer.

Aucun commentaire: