mercredi 16 juillet 2008

21 mai 1929 : Henri a laissé Jane et Suzy à Lyon

"Mon Fenon,
Oui, j'ai fait un bon voyage, merci. J'ai bu tout mon flacon de beaujolais d'un seul coup, d'un seul, parce que, après ce concours de fromage de bique, j'avais pris soif et... que personne n'avait pensé à m'offrir à boire. Bref, comme le train était surpeuplé et bissé, je me suis installé en IIè classe. Au départ de Perrache il y avait dans mon compartiment l'habituel contingent dans ce cas, c'est à dire :
1° Le jeune homme distingué, réservé, sur le point de se marier, et rejoignant son poste à Draguignan ;
2° La jeune fille bien, gantée, peut-être un peu teinte, mais enfin "bien" tout de même, et se rendant chez son oncle de Valence.
(Lesquels deux voyageurs font tous leurs efforts pour créer une telle ambiance d'aristocratie, avec leur silence, leurs gants, et leur éventuel : la fumée ne vous incommode-t-elle pas mademoiselle ? - qu'on se croirait en première).
Illusion que vient immédiatement ruiner la présence de : 3° Ma Pomme, qui marche sur les pieds des susvisés pour se rendre à la toilette et en revenir changé, des pieds à la tête, en pantalon tigré de travailleur et jersey mou. Puis, qui bouscule leurs délicatesses par l'étal d'un casse-croûte sans fourchette, ni verre, ni couteau...
4° Le couple de rigueur, en deuil et légion d'honneur, cheveux tirés, Nouvelliste.
St Rambert d'Albon.... Nettoyés le couple et la donzelle, le jeune homme distingué s'étend sur une banquette et moi sur l'autre.
La vallée du Rhône fuit sous nos roues. Le sommeil consacre notre lyonnais silence...
Boum ! Boum ! Boum ! Marseille ! Un faquin viole notre retraite et notre interrupteur. Adieu, paix brumeuse, digne, vide et pleine... Ce sont les gens du midi. Un ténor s'installe, qui nous envoie Hérodiade en entier. Un vieux zèbre, qui n'a pas revu Nice depuis son congé (il y a de cela trente-cinq ans) prend le compartiment à témoin de son émotion prédigérée. On apprend qu'il a été gardien du champ de tir du Var et qu'aux heures de sortie, il faisait le garçon de café chez le "Bicot" et qu'il touchait son prêt-franc, et qu'il fut de garde à la porte de l'Hôtel de Cimiez où était descendue sa majesté Victoria.
Sommeil en ligne brisée. Cannes... Nice.
La tarte était excellente, merci. Et pas une lettre dans la boîte. Les E. D. M. (1) toujours au même endroit et le rendez-vous toujours fixé à vendredi soir à l'arrivée du train 115.
Mon petit fenon, tu me raconteras les nouveautés. Je sais bien que notre Kozak national, fort goûté par le Préfet et la Préfète, n'aura obtenu de la part de leur fille que de trop distraites attentions. C'est un vrai cinéma, cette jeunesse. Je l'ai vue manger un morceau de tarte et ne l'ai plus retrouvée au moment des adieux. Mais cela suffit peut-être au Kozak et cela suffirait à tout amoureux décidé.
Qu'en dit la fille ? Qu'en disent nos soeurs et notre mère ? Je te charge d'embrasser chacun pour moi. Profite bien de ce large amour que tu rencontres au 28 et que j'ai toujours su être le plus beau présent de ta corbeille de noces. Et puis reviens dans les bras
tout grands ouverts
de ton vieil homme"

(1) : Les Etablissements D. Michel

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