jeudi 17 juillet 2008

7 juillet 1929 : L'affaire Villiet, explications

"Mon cher Kozak,
Il paraît que tu es "furieux" parce que je ne te réponds pas... Il y a de quoi. Mais j'ai des circonstances atténuantes. D'abord Jane t'a écrit, et puis, deuxièmement, je n'ai pas beaucoup d'entrain pour le faire, car la brillante affaire dans laquelle j'avais mis toute ma foi, est maintenant arrivée à son apogée de décrépitude et je suis, dans ce rayon, tout à fait démoralisé - et piteux vis-à-vis de toi.
Il ne me reste qu'une consolation : c'est de me dire que j'ai été la victime d'un triste sire et de me réjouir, si l'on peut dire, de ce qu'il vient de vérifier la justesse de ma thèse, en consacrant sa propre indignité. Je fais des phrases pour t'annoncer ce que les Marraines t'ont sans doute déjà appris : Villiet a fichu le camp de Nice, abandonnant femme et enfant et laissant ses créanciers, dont moi, sans aucune nouvelle et en face d'une situation évidemment embrouillée et déficitaire.
Il paraît que Villiet fut, dans le temps, un excellent ouvrier. M. Roullet, que la nouvelle de cette lâcheté a suffoqué, me l'a encore certifié. Malheureusement pour moi, il n'a pas su ouvrir les yeux à temps et j'ai été trop confiant et - ce qui est inexcusable - indirectement. Je suis vacciné pour l'avenir ! Je serai désormais employé, ne laissant une situation que pour en prendre une meilleure, et si jamais, dans un avenir imprévisible, je me "mettais à mon compte", ce serait tout seul.
J'ai voulu, pendant un certain temps, faire confiance à Villiet, ne l'abandonnant que lorsque la pâture de la famille se trouva compromise. Et, au moment de nous séparer, je n'aurais pu garder l'affaire à moi seul, sans lui donner une indemnité. Et il eut l'outrecuidance de demander dix mille francs. Ou bien sans entamer un procès, qui ne serait peut-être pas encore fini et eût été la ruine totale. C'est dans ce moment que Villiet, qui était toujours dehors, sous prétexte d'affaires, sut faire croire à M. Roullet que je tramais de monter à Nice une industrie copiée sur la sienne (celle de Roullet) et me rendre suspect à ses yeux. De telle sorte que M. Roullet n'eut aucune raison pour chercher à débrouiller mes affaire de façon à compenser un peu ma malchance et que son estime ne m'est revenue que du jour où je me suis clairement lavé de ces soupçons et ai attaqué Villiet sans réserve.
Si Villiet, à l'aide de ces calomnies, avait su m'évincer totalement, me précipiter dans la ruine et bâtir sur elle une fortune et une réputation, il aurait été digne des héros de Balzac. Au lieu de cela, la fainéantise et la boisson l'ont poussé à la déconfiture, à l'abus de confiance et à la fuite. Parallèlement, ayant rendu sa vie conjugale insupportable, et sa femme menaçant de le quitter avec sa fille, il est parti lui, les laissant, littéralement, sans un sou. Sa femme demande maintenant le divorce. C'est elle qui m'a écrit pour m'annoncer tous ces "évènements".
Je t'ai écrit (je n'ai pas eu le courage de t'en parler à Lyon dernièrement) que Villiet devait me rembourser, par mensualités, dix mille francs. Je vais maintenant faire valoir mes droits sur l'actif restant. Naturellement étant donné que les créances autres, pour n'être pas très importantes chacune, sont assez nombreuses, je ne compte pas obtenir beaucoup. N'importe, je me vois dans la nécessité de prendre un avocat et je cours dans ce but depuis plusieurs jours après un Me Mouterde avocat à Nice, sans avoir pu le joindre. (...) En définitive le fer forgé m'aura coûté quinze mille francs (sans tenir compte des intérêts) puisqu'il ne me reste entre les mains que cinq mille francs de marchandises et que je considère comme très problématique qu'il puisse être sauvé quelques autre chose du désastre Villiet. (...)
Nous sommes maintenant presque à la campagne sur le versant Est de la colline de Cimiez qui domine la ville. Nous sommes immédiatement en dessous (mitoyens) de ce monastère de Cimiez qui a fourni le titre et le décor d'un des derniers romans de Bordeaux. J'ai tiré ce matin une petite photo de ce que l'on voit de notre porte : une tonnelle, un jardin en gradins avec des oliviers et, en haut le clocher du monastère. Ce jardin est idyllique pour le moins et assez vaste (deux ou trois mille mètres), on s'y isole parfaitement et comme on y a tous les courants d'air d'une vallée et d'une mer, il y fait meilleur qu'en ville. (...)
Notre adresse sera donc jusqu'à nouvel ordre celle que Jane a dû te donner : "Petit-Nid - Voie Romaine - NIce-Cimiez". Et tant pis pour ce détail, pourvu que le résultat reste : la fille légumant ses biberons d'un seul coup, d'un seul, Jane bien moins surmenée et nous trois au meilleur air.
Nous formons une tribu avec nos propriétaires, les Battanchon, wigwams séparés, prairie commune. On échange des litres de vin, des oignons, quand le ravitaillement est déficient (il faut faire un kilomètre pour trouver la première épicerie !). Et Battanchon fils m'a installé toutes les étagères, lampes, etc. avec des tampons dans les murs et le feu sacré du bricolage. Il n'a que ça à faire. Sa maman est une des meilleures sages-femmes de NIce et elle a son domicile et ses occupations en ville. Le mari, le fils et la bru, avec Cora la chienne, représentant les petits-enfants, vivent à Cimiez, jardinent, se cuisent au soleil, bouquinent, font marcher la T. S. F. et le phonographe. Battanchon père a 70 ans et frise le gâtisme, n'en parlons pas. Battanchon fils bricole, pose des barres de sûreté aux portes, des fils de fer barbelés un peu partout, fait des meurtrières dans les volets et rédige des avis éloquents, pour les rôdeurs : "Défense de pénétrer. Pièges à mitraille !". (...)
Je te remercie pour l'idée (que je n'avais jamais eu l'audace d'avoir) de combiner nos vacances avec celles de mes beaux-parents. Je suis heureux comme tout à la pensée de n'avoir pas à aller à Paris et à y promener dans le métro une famille en bas âge, une valise et un parapluie. Vive Marcy ! Je serai heureux de retrouver ma chère belle-mère et le bon petit père Beauser. Pourvu que cette organisation ne soit pas trop fertile en corvées pour nos marraines, je m'en réjouis pleinement. Et puis, pour la première fois depuis St Clément des Places, nous nous reverrons autrement qu'entre deux express.
Je vais arrêter cette prose, espérant que tu en as classe et que ta colère est usée et, passant au chapitre des salamalecs, je viens t'embrasser pour la môme Jane, pour ta filleule et pour moi aussi.
Henri"

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